Être dans le beau

Randonneurs dans le paysage
Randonneurs dans le paysage

L’expérience esthétique des randonneurs est continue, ils se savent dans le beau et le répètent en permanence. Mais, à tout instant, ils peuvent se faire surprendre par l’intensité supérieure d’un événement paysager. À tout instant une rupture peut avoir lieu dans l’expérience kinesthésique de la randonnée, et les marcheurs peuvent vivre un envahissement qui leur soulève le cœur. L’apparition d’un paysage marque, fait date, connote la journée d’une tonalité affective particulière. Les paysages sont alors gravés dans les souvenirs. Le Cercle de la Solitude, sur le GR20, la cascade de la Fumaça, dans la Chapada Diamantina, sont des lieux qui marquent les marcheurs, et dont ils se souviennent presque systématiquement. Or, ces lieux sont déjà connus, car ils figurent en bonne place dans les brochures et les guides touristiques. L’événement paysager consiste donc en un surgissement qui repose sur des conditions de réception qui sont travaillées ailleurs. Dans l’expérience excursive, l’expérience paysagère est inévitable, et le temps qui sépare le sujet de cette saillance sensible ressemble à une intrigue qui met en attente un surgissement. L’événement paysager, s’il est promis par le rituel excursif, est pourtant entouré d’un halo de suspens, d’un étirement du temps qui prépare l’arrivée d’une révélation, plus rarement d’un scandale.

Pour François Laplantine (2003 et 2009), la révélation, lorsqu’elle advient, trouble le sujet en rendant visible un invisible, mais ce qui se manifeste garde une dimension mystérieuse. La révélation demande une adhésion, suscite la contemplation, voire la conversion. Son mystère est « objet de foi » mais il ne provoque pas de désordre, comme peut le faire le scandale. La révélation est une irruption attendue et troublante qui définit un avant et un après, mais la tension qu’elle suscite est relativement éphémère. Si la révélation convient pour parler de l’événement paysager, c’est en partie dû à sa nature visuelle. Le paysage surgit de l’invisible pour devenir une visibilité iconique, une forme à laquelle on adhère avec ferveur (elle peut devenir dégoût ou révolte face à un paysage dégradé ou pollué). Cette apparition déclenche une glose, une célébration qui souligne la merveilleuse beauté. Le paysage marque, émeut, enthousiasme, mais ne transforme pas le sujet qui le perçoit et qui lui déclare sans cesse sa passion. Élu selon des procédés culturels insus, le paysage est beau d’entrée de jeu, l’aimer est une évidence. Or, l’évidence, « l’aller de soi », possède une faible capacité de transformation, elle s’inscrit plutôt dans une logique du même, elle tient à distance toute irruption de l’autre. En ce sens, contrairement à l’art, le paysage interpelle peu le spectateur, il ne met pratiquement jamais le sujet en danger, bien qu’il puisse l’impressionner fortement.

La beauté des lieux traversés est infiniment rappelée par les marcheurs : « C’est beau », « regarde comme c’est beau », « trop beau ! », « c’est magnifique », « grandiose », « mignon », « impressionnant », « ça fait peur », « j’aime », « j’aime bien ce coin », « regarde là ! », « putain, ça pète ! », « j’adore », nom de Dieu ! », « c’est grave ici ! », « Olha que lindo ! », « maravilhoso », « bárbaro », « que bonito ! », « meu Deus ! », « nossa senhora ! », « nossa », « ave Maria ! », « fantástico ! », « espetacular », « olha que lugar encantado ! », « incrível ! », « tesão ! », « animal ! », « é tudo ! », « é foda ! », « olha gente ! Que coisa ! », « como pode ?! », « lindíssimo ». « Puta merda, parece un sonho » dit un jour F2.

Ces expressions, parsemées de gros mots et d’insultes, scandent inlassablement le vécu excursif. Sur les sentiers, on assiste à un rappel permanent (une glose) de la beauté dans laquelle on se meut. Parfois, le paysage considéré sera restreint à quelques pierres d’où émerge de la mousse en fleur. Parfois, un marcheur attirera l’attention de ses proches sur un nuage, sur la forme d’une cime rocheuse, sur l’aspect torturé d’un arbre ou sur un unique caillou. Les paysages grandioses appelleront certainement plus d’exclamations, plus d’enthousiasme, mais la totalité de l’espace sera ponctuée de ce qu’il faut appréhender comme une « expression obligatoire des sentiments», c’est-à-dire comme une technique du corps.

Cette expression affective prend des voies d’orientation distinctes en France et au Brésil. En effet, sur le GR20, le paysage, une fois sa beauté déclarée, sera plutôt l’objet d’une description. Ainsi, F12 disait, à propos du Cercle de la solitude : « j’aime les grandes plaques de granit, les reflets argentés du soleil sur la pierre. Et puis c’est immense, tu es entouré de murs abrupts, il n’y a pas de végétation/ ça a un côté lunaire./ Pour moi, le paysage, c’est de la physique et de la poésie ». Dans la Chapada Diamantina, les paysages seront plutôt l’objet de questions religieuses ou métaphysiques. F6, alors que je lui demandais ce qu’elle appréciait dans le panorama que nous contemplions du sommet de la cascade de la Fumaça141, répondit : « Dieu ! Je ressens la présence de Dieu. Quand je vois les montagnes, je me rends compte de la puissance de Dieu, ou de je ne sais quoi (ou seja o que for). Et je me dis que c’est merveilleux. / Je me demande d’où je viens / Je sens une présence, à l’intérieur de moi (dentro de mim)./ Dieu est à la fois dehors, dans les arbres, les montagnes, l’eau, et en moi, dans mon cœur. C’est un tout et je fais partie du tout ». En France comme au Brésil, la perception d’un paysage peut tirer des larmes.

Avant de revenir sur cette différence culturelle, il me semble important de souligner l’obsession avec laquelle la beauté du paysage est sans cesse soulignée. Car les marcheurs semblent faire paysage et émotion esthétique de tout bois. Une frénésie marque certains passages des sentiers. Cette logorrhée n’est pourtant pas bavarde, car la beauté du paysage est plus signalée que décrite ou commentée. Ainsi, lorsque l’ethnologue pose la question du ressenti face à un paysage, les propos sont relativement courts et la discussion est rapidement remplacée par un silence méditatif. La beauté du paysage semble ressentie avec force, cependant la sensation a du mal à être verbalisée. Les marcheurs deviennent vite évasifs, ils sont assurés de ressentir quelque chose de fort et d’unique, mais ne parviennent pas à en faire un objet de conversation. Dans ces moments, l’ethnologue qui cherche à faire parler de l’affection paysagère est jugé ennuyeux. Les réponses se font évasives, elles sont ponctuées de nombreux « je ne sais pas » et la pauvreté du langage est souvent soulignée « je ne sais pas comment dire », « je n’ai pas les mots », ou encore, comme F3 : « oui, je vois ce que tu cherches, mais j’ai pas envie, je suis fatiguée ». Si certains marcheurs se sont cependant prêtés à la description de leur ressenti face au paysage, je n’ai jamais assisté à de telles discussions entre les marcheurs eux-mêmes. Quelque chose va de soi, la beauté revêt un caractère évident. L’important est moins de la définir et de l’expliquer que de la trouver, de la relever, de la signaler, au besoin à l’aide de quelques motifs descriptifs (forêt, rocher, eau, air, ombre, soleil). S’il y a une dimension très collective, communicationnelle, phatique, à cette désignation de la beauté, les randonneurs vivent aussi l’affection paysagère de façon intérieure. Sans nécessairement en faire part aux autres, ils « paysagent » en permanence l’environnement qu’ils traversent : « des fois je fais une toute petite pause dans les montées, 4-5 secondes pas plus, je regarde le paysage, et je repars » disait H19. Cette technique lui permettait de « saucissonner l’effort », mais aussi de « prendre une petite bouffée de paysage ». Une interlocutrice avait inventé l’expression « orgasme panoramique » pour décrire son ressenti. Pour elle, la ressemblance entre le plaisir paysager et le plaisir sexuel était frappante : « tu marches, et d’un coup, tu sais pas pourquoi y’a un truc qui se déclenche. / C’est super intense, mais va décrire un orgasme, toi ! ».

Sans titre
Sans titre

Une activité rend visible cette attention continue à la beauté paysagère : la photographie. En effet, les randonneurs ont presque toujours à portée de main un appareil photo, qui est une machine qui redouble l’opération rhétorique d’élection du paysage. La photographie, art de la multiplication, saisit le paysage que l’on voit. Elle le dédouble pour en garder une trace, pour faire du présent un souvenir. Or, la photographie prise témoigne non seulement de ce qui est vu (un paysage), mais aussi du fait qu’un sujet ait vu et élu ce paysage. Il me semble important de noter que les paysages les plus photographiés sont ceux qui sont les plus vus lors de la préparation du voyage. Sont donc surtout photographiés les paysages qui ont donné envie d’aller en Corse ou dans la Chapada Diamantina. Le Cercle de la Solitude, les lacs et les cascades, un chemin caillouteux, le Poço Encantado, la Gruta Azul, les refuges, les panoramas et quelques fleurs, sont des lieux et des motifs paysagers qui ont été vus lors de la mise en désir de la destination touristique. Leur image est souvent saisie selon les mêmes modalités que les images qui ont mis la destination en désir. On peut donc considérer qu’un plaisir de la reconnaissance marque l’expérience touristique. Ici, le sujet s’inscrit dans une fluidité esthétique (mediascape), dans un continuum de valeurs picturales qui le relient au quotidien sans aucun heurt. Le paysage est prévu dès l’espace ordinaire. Il est ensuite reconnu, pour enfin être montré, lors du retour, comme une production propre et comme une sorte de trophée. Les marcheurs, à travers la photographie, semblent ramener chez eux ce qu’ils sont allés chercher : de beaux paysages et la sensation de les avoir côtoyés intimement. Cette sensation, qui marque l’expérience paysagère, est sérieuse ; elle se rapproche d’une sensation de responsabilité : « maintenant, ici, c’est un peu chez moi, cet arbre, ce paysage, c’est un peu comme un copain, je vais penser à eux toute ma vie » disait H13.

Mais la photographie imprime aussi un rythme à l’expérience touristique. Comme le souligne Yves Michaud (2003), à propos de l’expérience esthétique contemporaine : « C’est le rythme plus que le contenu émotionnel qui compte : l’événement n’a pas besoin d’être forcément dramatique » (p. 173). Ce rythme appelle une dynamique temporelle où la nouvelle image du même devient référence. Les marcheurs ne photographient pas du nouveau, ils font de nouvelles photographies. Ils actualisent une esthétique, la personnalisent et la transforment en référence. L’actuel balaye le précédent. Dans cette logique moderne, le nouveau devient routine, et l’antérieur est disqualifié à répétition. Or, « lorsqu’il n’y a plus que du renouvellement, la mode devient l’unique scansion du temps » (p. 175), ce qui a des effets très performants sur l’affectivité touristique. En effet, ce rapport au temps installe le sujet dans une utopie permanente qui génère à la fois plénitude, recherche d’« authenticité » et nostalgie. L’expérience serait alors, selon Michaud, marquée par une « euphorie blasée » qui me semble très visible sur les sentiers. Car les marcheurs sont à la fois avides de paysages et blasés de les photographier. Ils sont aussi avides de photographier tout en étant blasés des paysages. En effet, après plusieurs jours de marche, certains ont « la flemme de sortir l’appareil ». D’autres, comme ce groupe croisé sur le GR20, disent qu’« au bout d’un moment, c’est pas qu’on se lasse… mais… C’est beau quoi… C’est toujours beau. Mais… Ça fait quinze jours qu’on y est, je crois qu’on a envie de finir, et d’aller buller sur la plage ».

Dans l’activité photographique, qui redouble l’activité paysagère, se vit un brouillage entre créature et créateur, entre le paysage traversé et le paysage photographié, entre le plaisir de voir et celui de « faire ». Mais, au terme du processus, lorsque la photo est tirée, émerge une forme dont la puissance rejaillit sur le photographe lui même, sur l’individu qui a « fait » la photo et le paysage142. Il me semble que la photographie est une activité qui célèbre non seulement la chose vue, mais aussi le regardant, celui qui a été auprès des choses, qui les a créées par son regard. L’individu ramènera sa production esthétique comme une preuve de son action, comme un trophée qu’il pourra exposer, lors du retour, dans les rituels de souvenance. La photographie célèbre l’union de la chose et du sujet, et, si elle est une des causes historiques de la chute de l’aura, elle tend aussi à dissoudre sa puissance dans une expérience esthétisée qui renforce le mythe de l’individu comme entité autonome et maître de ses actions. Le paysage que l’on photographie stimule une sensation de satisfaction de soi. La photographie permet de se sentir un instant créateur de l’aura du paysage ainsi que de la sienne propre. L’opération de fabrique du paysage est donc une opération qui satisfait le mythe de l’individu, elle conforte chacun dans une position quasi divine de démiurge, elle donne une sensation de liberté et de puissance.

L’esthétique de clôture, qui caractérise l’expérience paysagère comme la photographie, permet de faire entrer de l’illimité (la nature) dans du limité (le visible). Une infinité est donc maîtrisée, et cette opération met les randonneurs en vis-à-vis avec la nature (voir ci-dessus p. 272). Ainsi, si l’on se souvient combien la sauvagerie est importante, en France comme au Brésil, pour participer au rituel excursif, on peut alors considérer que l’affection paysagère enserre cette sauvagerie dans un acte esthétique qui sonne comme une victoire. Le paysage-trophée civilise le marcheur français ensauvagé comme le marcheur brésilien enchanté et dépendant du sauvage. Il le réinsère dans l’ordre de la culture, il est la preuve d’un dépassement de la sauvagerie, d’une dépense qui a abouti à extirper un être de l’indifférenciation primordiale (primaire ou océanique). En ce sens, le rituel excursif vaudrait pour un mythe d’origine. L’affection paysagère en serait la synthèse, elle aurait pour effet de donner une morale à la fable. Elle consisterait en une métaphore vécue, et permettrait d’éprouver le passage de la nature à la culture comme une victoire.

Notes
141.

La cascade fait une chute abrupte de 400 mètres. Ce point offre un panorama très ouvert.

142.

Lorsque j’ai réalisé mon étude de terrain, l’usage de la photographie numérique commençait à peine à se répandre. Or, il est intéressant de noter que cette technologie permet d’être satisfait instantanément par la photo prise. La photographie numérique permet un contrôle instantané qui invite à « refaire » la photo ratée. Cette technique rend l’œuvre perfectible par la sélection immédiate des clichés qui correspondent à l’idéal de paysage que l’amateur a pour modèle. Elle offre un plus grand contrôle sur l’élaboration des souvenirs.