Religiosité brésilienne

Ici, les deux terrains doivent de nouveau être séparés. Si nous avons vu que la société brésilienne reposait sur une structure hiérarchique redoublant un préjugé racial, il faut aussi considérer combien la religion et la religiosité y sont importantes. En effet, face au paysage, la question d’une présence divine est presque systématiquement évoquée, et, hormis H2 et H3, j’ai très rarement rencontré des personnes se déclarant athées. Dans les discussions, on retrouve toujours, non pas un doute, mais le pressentiment qu’il existe une force supérieure, plus puissante que les humains. La forme de cette surnature est multiple, il peut s’agir d’un dieu unique, comme dans les religions judéo-chrétiennes, ou bien d’un panthéon de divinités, comme dans le candomblé, ou encore d’une croyance dans des esprits plus ou moins bien intentionnés, comme dans le spiritisme, pour ne citer que trois des formes religieuses présentes au Brésil. Dans cette culture, ce qui frappe le voyageur français, c’est la grande mobilité dont font preuve les Brésiliens pour passer d’une religion à l’autre. On observe en effet une grande facilité à moduler les croyances et à s’identifier à des rites appartenant à des cultes divers. Parmi mes interlocuteurs, en dehors de H2 et H3 (qui affectionnaient particulièrement le surréalisme), tous ont déclaré un intérêt pour cet « autre monde ». Une grande majorité avait participé à des cultes de candomblé, et lorsque je posai la question de la croyance à F2, elle me répondit en riant : « c’est possible de ne croire en rien ?! Au minimum on a peur non ? Moi, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ne soit pas superstitieux, par exemple qui invoquerait le diable sans crainte ».

F6, qui était venue dans la Chapada Diamantina durant la période de Noël avec ses deux fils, exprimait très librement ce sentiment religieux. Son voyage lui permettait, d’une part, de fuir les obligations familiales, et d’autre part, de passer de bons moments avec ses enfants : « Noël, c’est idéal pour voyager en famille, en plus, il n’y a personne ici, c’est bien plus calme qu’en juin ! ». Elle considérait aussi que cette période était propice pour se rendre dans un espace naturel : « Noël, c’est la fête de Dieu et de Jésus. La priorité, c’est Dieu. Et ici, on est en relation directe avec Dieu », dit-elle en traçant avec la main une ligne verticale entre le ciel et sa propre tête. Ainsi, ce lieu lui permettait de « se laver l’âme » et de se ressourcer au contact d’une surnature, qu’elle nommait « Dieu » par commodité. De même, H9 disait aimer la nature car à son contact il se sentait petit : « ici, on voit qu’on est rien. / da para ver que a gente é nada », disait-il alors que nous contemplions le panorama du haut de la cascade de la Fumaça. Pour lui, il était impossible qu’un tel endroit puisse exister sans que quelque chose de supérieur s’en soit mêlé : « c’est trop parfait, trop équilibré, trop grandiose pour n’être que de la géologie. Il doit y avoir quelque chose d’autre, de plus grand encore » affirmait-il.

F6 considérait qu’en s’éloignant de la nature, l’homme risquait de se perdre, de se déséquilibrer car il y est trop renfermé en lui-même : « En ville, il n’y a que de l’humain, on ne pense qu’à des choses humaines ». À l’opposé, dans la nature, il serait plus facile d’être en contact avec Dieu et ainsi de vivre dans un univers équilibré : « En ville, on est comme une table à trois pieds : pas stable. On a besoin de sentir la présence de Dieu, c’est vital ». Or seule la nature lui permettait d’atteindre un sentiment de plénitude, qu’elle considérait comme la conséquence directe du contact avec une perfection. La nature lui apparaissait comme un modèle de paix et d’harmonie. Elle s’y sentait englobée dans une totalité sereine, accueillante bien qu’extrêmement puissante : « C’est sûr qu’il ne faut pas faire n’importe quoi. De toute façon tout ce qu’on fait à la nature, elle nous le rend. Si on lui porte préjudice, si on la maltraite, elle répond en conséquence (ela cobra). Mais si on est respectueux et qu’on vient dans un bon état d’esprit, elle nous fait du bien ». H9 confirmait cette idée en avançant qu’au deuxième jour de leur périple, il avait réussi à entrer dans l’ambiance des lieux et à évacuer (descarregar) le stress qui le rongeait depuis quelques semaines : « Je me suis posé devant le paysage et j’ai vu la taille des choses. Et là j’ai vu que je n’étais rien, et que mes problèmes étaient totalement insignifiants. Ça m’a tout de suite calmé. Je suis retombé d’un coup, je me suis vidé de toute ma hargne. Maintenant ça va mieux, je suis en vacances ». F6 renchérit en expliquant que lorsqu’elle nous avait photographiés devant le paysage quelques heures plus tôt, elle avait vu combien nous étions petits : « La géologie, la tectonique des plaques, tout ça, c’est très intéressant, mais ça ne suffit pas, on sent bien qu’il y a quelque chose de bien plus fort ici ! Non ?! ».

Le lendemain, nous visitâmes le Poço Encantado, qui est un lac souterrain éclairé par un rai de lumière venant teinter l’eau d’une magnifique couleur azur. Alors que j’observais les attitudes de chacun dans la demi obscurité, F6 saisit mon regard et me sourit. Spontanément, elle se pencha vers moi et compléta d’une phrase notre conversation de la veille : « Ça ressemble à un temple, ou à une cathédrale ». Ici, comme dans de nombreux endroits que nous traversâmes, elle aurait aimé revenir seule, pour « vraiment sentir l’énergie du lieu ». Comme d’autres randonneurs, elle mobilisait souvent les notions d’énergie et d’astral. Cette dernière, qui se décline en alto astral et baixo astral, est une qualité vitale propre à un lieu. Elle renvoie à une idée de puissance que la notion d’ambiance figure mal. En effet, l’astral a la capacité de passer des lieux aux personnes qui les visitent, il les touche et les remplit de sa qualité. L’astral décrit donc un flux d’énergie qui relie les êtres et les choses, il désigne l’impact qu’une ambiance peut exercer sur une humeur143.

Par ailleurs, si l’on peut reprendre les interprétations qui ont été faites plus haut à propos du paysage et de la photographie, il est très important de remarquer que les Brésiliens se prennent beaucoup plus en photo devant le paysage que ne le font les Français. Une amie, regardant les clichés que j’avais tirés lors d’une excursion près de São Paulo, me dit en riant : « C’est vraiment des photos de gringos ça ! Y’a que des paysages ! ». En effet, les albums qu’elle me montra pour me faire saisir la différence étaient essentiellement constitués de portraits ou de photos de groupes. Les marcheurs qui se rendent dans la Chapada Diamantina capturent des images de paysage, mais ils posent très souvent au premier plan. Et c’est assez souvent au guide, à qui l’on aura expliqué le fonctionnement de l’appareil, que revient la tâche de tirer le cliché.

Cette différence révèle une dimension du rapport à la nature qui est pratiquement absente de la modalité française. Dans les deux cas, mais plus particulièrement en France, le sujet peut s’effacer de la relation duale entre sujet et objet. La communion avec la nature qui est alors ressentie, prend la forme d’une union mystique en un seul être, voire d’une victoire sur la nature. Or, il me semble que la religiosité brésilienne, lorsqu’elle se manifeste, introduit non pas deux, mais trois figures. Non pas simplement le paysage et le sujet, mais, en considérant que le paysage vaut pour une entité divine : le divin, le sujet et le guide (le sauvage). Comme le montre Roberto DaMatta (1993), la structure sociale brésilienne renvoie à une conception « englobante » de l’ordre cosmique. Elle établit une série de strates à l’intérieur desquelles sont situées des catégories d’êtres. S’opère ainsi une hiérarchisation des êtres en fonction de leur force, de leur capacité de protection, de contrôle et d’asservissement des strates inférieures (ce qui correspond à une relation paternaliste). Ainsi, on pourrait considérer que la manière dont les marcheurs brésiliens se prennent en photo est cohérente avec cette dimension de leur vision du monde. Ils se prennent en photo à proximité d’une entité supérieure, englobante et détentrice d’un pouvoir protecteur et régénérateur. Ils construisent une image de soi dans un monde englobant, enchanté et hiérarchisé. La place qu’ils s’attribuent se situe entre le divin et le sauvage (alors que les Français semblent tout condenser en un seul point). Ils se soumettent à l’un comme ils dominent l’autre. Cette caractéristique de leur rapport à la nature n’est pas systématique, car, comme nous l’avons vu avec Sérgio Buarque de Holanda et Roberto DaMatta (ci-dessus p. 93), le Brésil manifeste une forme de sociabilité paternaliste dans les rapports personnels, tout en cultivant la valeur idéalisée d’une sociabilité républicaine rationnelle et égalitaire. Prendre le paysage en photo s’accorderait avec une forme politique égalitaire idéalisée, alors que se faire prendre en photo devant le paysage, s’accorderait avec une sociabilité ordinaire (cordiale) héritée de la structure esclavagiste.

Notes
143.

La plupart du temps, les randonneurs désignent les lieux associés à un « bon astral ». Une étude ultérieure devrait se pencher sur les lieux porteurs d’un « mauvais astral ». Lors des randonnées, cette seconde modalité n’a jamais été évoquée, mais l’ayant observée ailleurs, il me semble qu’elle est moins objet de discours que la première. Ainsi, lorsqu’elle est ressentie, un malaise s’empare de la personne, et elle a plutôt tendance à se tenir à l’écart qu’à la signaler. Selon mes observations, le mauvais astral renvoie à une sensation morbide, à une inquiétude, au sentiment qu’un drame humain est arrivé en un lieu, et que celui-ci n’est pas « propre », la paix n’y règne pas. Des esprits errants ou maléfiques peuvent l’habiter.