Synthèse

Les randonneurs français se prennent peu en photo, alors que les randonneurs brésiliens tirent peu de photos où ils apparaîtraient devant le paysage avec le guide. On peut considérer que les Français, en s’extrayant du champ de vision (ce qui les rend présents en tant que « faiseurs » de paysage), rendent invisibles leur matériel et leur corps ensauvagé. Par conséquent, dans les deux cas, le sauvage est relégué dans le hors-champ. Dans le cas français, l’absence de personnes fait de ce hors-champ un espace égalitariste ; d’une part parce que la photographie et son mysticisme laïque tendent à mettre le paysage et le sujet à même échelle ; et d’autre part parce que s’y trouvent aussi les compagnons de marche, qui sont des égaux (en fait les héros de leur propre histoire). Les rapports sont donc « aplatis », et aucune relation de dépendance, de même qu’aucun ordre hiérarchique ne sont mis en scène. Par contre, dans la mise en scène brésilienne, du fait de l’assimilation du paysage à une dimension divine et du fait de la présence des randonneurs auprès de cette entité supérieure, le hors-champ, où se trouve le guide, correspond à un espace hiérarchiquement inférieur. On y est mis à distance du paysage enchanté.

F6 prend une photo de son fils (qui s’impatiente sous le regard goguenard de son frère)
F6 prend une photo de son fils (qui s’impatiente sous le regard goguenard de son frère)

Pour les randonneurs français, le paysage consiste en une mise à plat, en une horizontalisation, voire – idéal de l’égalitarisme – en une réduction de l’espace social à un point unique. Seul avec son appareil, mais prenant en photo le même paysage que les autres marcheurs, le photographe français peut se sentir le centre du monde. Alors qu’au Brésil, sur la photographie de paysage, les randonneurs sont situés au sein d’un ordre cosmique hiérarchisé, c’est-à-dire au centre du monde. Dans un cas, se joue un mythe d’égalité, dans l’autre, se joue une légitimité de rang qui met en scène des personnes occupant une position élevée et s’approchant ainsi des hauteurs cosmogoniques. D’un côté, le rituel semble célébrer l’individu qui paysage la nature, c’est-à-dire un créateur, de l’autre est célébrée une élection de soi par le divin, c’est-à-dire une noblesse. Parfois – noblesse oblige –, le guide sera pris en photo, ou invité à venir poser avec ses clients. Les randonneurs s’octroient ainsi le pouvoir divin d’élire un sujet et de l’autoriser à se rapprocher de cet autre monde dont il ouvre les portes. Si le rituel français célèbre de façon héroïque un auteur qui peut dire « je l’ai fait », le rite brésilien célèbre une essence noble qui a su mobiliser ses ressources sociales pour accéder à un espace édénique au sujet duquel il peut dire : « j’y étais ».

Je terminerai par une remarque d’ordre politique. Car en France, le sentiment de nature dépend d’un apprentissage technique, alors qu’au Brésil il n’est réalisable que par l’annexion d’une personne inférieure dont la compétence est considérée comme une vertu naturelle. Il serait donc tentant de considérer que la pratique brésilienne s’appuie sur du racisme – ce qui est effectivement le cas – alors que la pratique française serait plus neutre, voire démocratique. Ne peut-on pas plutôt se demander si la médiation qui permet à la « classe de loisir » de ressentir une plénitude face à la nature, ne relève pas, dans les deux cas, d’un dispositif racial ? Car si les marcheurs brésiliens ne vivent pas leur relation au guide comme raciste144, les français ne pensent pas non plus appuyer leur pratique sur une quelconque forme d’exploitation. Or, nous avons vu à plusieurs reprises que dans la mesure où la technicité passe par la consommation de marchandises inscrites dans des flux de production transnationaux, elle pose des questions d’éthique tant sur un plan social qu’écologique (voir aussi ci-dessus, p. 207). En ce sens, si du côté des marcheurs, elle relève d’un biopouvoir, du côté des réseaux d’approvisionnement, elle s’inscrit dans un ordre raciste qui naturalise des différences de condition sociale et légitime des dominations145.

La relation brésilienne au guide, où la relation raciale est aisément visible, m’a invité à me poser une question : quelle discrimination peut porter la pratique française ? Outre le fait qu’elle soit particulièrement investie par une classe dominante dans la société française, je me suis demandé qui pouvait être indispensable au bon déroulement du rituel, sans pourtant y être représenté ? La dimension marchande du matériel techniciste m’est alors apparue avec plus de netteté. Les randonneurs français s’inscrivent par son biais dans une économie mondiale dans laquelle des citoyens, et particulièrement des ouvriers exploités et discriminés, n’ont pas de représentation démocratique. Sont aussi évacués de toute représentation les écosystèmes où sont prélevées les matières premières, et où sont rejetés les déchets.

La piste qui s’ouvre ici consiste donc à poser la question d’une dépolitisation du rapport à la nature par le mécanisme d’une scotomisation de la nature-matière première au profit de la nature-paysage. Le sentiment de nature, dont nous avons vu qu’il était, d’une part, coémergeant avec la croissance économique et l’industrialisation (phénomène urbain), et, d’autre part, en lien direct avec une discipline corporelle techniciste (biopouvoir), n’aurait-il pas pour fonction de faire écran sur la chaîne des rapports sociaux réels qui constituent le système objectif de production de marchandises ? Cette chaîne, qui va de la matière première au produit fini, relie la main-d’œuvre au consommateur. En ce sens, l’amour de la nature serait partie prenante d’une esthétisation de la nature tendant à asseoir, d’une part, une « démocratie sélective » (Souza : 2006), d’autre part, la destruction de l’environnement par l’industrie et par les conséquences écologiques de la surconsommation. Dans le cadre français, les rapports raciaux seraient alors beaucoup plus dilués que dans le cadre brésilien. Et si nous avons vu que, dans la Chapada Diamantina, le guide pouvait être un agent transformateur immédiat (ci-dessus, p. 222), dans les deux cultures, une question de politique, et notamment de politique de nature (Latour : 1999) est renvoyée au quotidien.

Notes
144.

Moritz Schwarcs note que « tout brésilien se sent comme une île de démocratie raciale cernée de tous côtés par des racistes » (p. 180, traduction personnelle).

145.

Sur le lien historique entre biopouvoir et racisme que fait Foucault, voir ci-dessus, p. 125.