V. Avant propos DEA (2002)

Ce travail est né dans le précédent. Les analyses des deux parties ethnographiques de mon mémoire de maîtrise achevées, je mettais à profit le temps que prendrait la lecture de ces pages par François Laplantine pour aller travailler sur la Côte d’Azur. Nous étions le 12 août. Il me restait encore à conclure mon étude par une analyse comparative des deux terrains sur lesquels portait ma recherche. Ainsi, mon esprit était encore tout entier pris dans le souvenir du Brésil, où j’avais séjourné près d’un an. Je cherchais à comprendre les significations que pouvait revêtir la notion de nature pour les habitants du village de Guaramiranga ainsi que pour les vacanciers se rendant sur la plage de Jericoacoara. Pour ainsi dire, je n’étais pas encore « revenu » de mon périple au Ceará.

Je partais vendre des beignets sur la plage du Lavandou, près de Bormes les Mimosas. « À la fraise, à la framboise, pomme-abricot et chooocolat !!! », telle était la phrase que j’allais scander à longueur de journée. À quoi s’ajoutait un petit répertoire de chansons très connues dont j’avais modifié les textes, pour me faire remarquer des vacanciers et augmenter ma clientèle. Pour les vendeurs de beignets, la vente est une opération de séduction doublée d’une « technique de plage ». En effet, la plage se « sent », se « travaille », se « comprend ». On la façonne et s’adapte à elle. Les vendeurs sont intarissables au sujet de cette expérience : on entre comme en une troisième dimension où l’on devient autre pour échapper à la peur de la honte. Honte de faire le guignol devant mille personnes, honte de faire partie des « profiteurs » du tourisme de masse, honte de son corps, de sa voix… On se transforme en vendeur et l’on devient la personne la plus regardée de la plage. À la honte et à la peur correspond une série d’émotions plutôt agréables liées au fait de devenir une sorte de vedette locale (Var Matin a fait un article sur les vendeurs et m’a consacré un paragrphe). Cependant, comme le client est roi, il y a des moments où le jeu devient tricherie. J’avais déjà travaillé à cet endroit deux ans auparavant et ma tricherie s’était résumée à brider mes a priori en laissant déborder ma joie de vivre cette nouvelle expérience (de la plage comme scène). D’autant que ce travail est assez lucratif lorsque l’on se trouve sur une « bonne plage ».

Deux ans plus tard, envahi non plus par l’excitation d’une terre à découvrir mais par la mélancolie d’une terre qui s’éloigne, Le Lavandou m’a pris à la gorge. Je percutais cette France de plein fouet. Au bout de trois jours de travail j’avais envie de hurler, et pour la première fois de ma vie j’ai vraiment détesté, au-delà de toute raison, des gens dont je ne savais pratiquement rien. Pour la première fois je suis devenu totalement cynique : une journée durant j’ai circulé sur la plage avec mes beignets en rajoutant des chansons en portugais à mon répertoire. Avec un grand sourire j’insultais sournoisement les vacanciers en improvisant sur des airs de forró147.

Ma haine atteignit son paroxysme lorsque, cherchant à me reprendre, je tentai d’échanger quelques paroles avec quatre jeunes filles qui m’achetaient des beignets. Leur distance, leur arrogance moqueuse, leur froid dédain de midinettes me fit bouillir. J’entonnais alors cet air de forró, maintes fois entendu dans l’intérieur du Ceará : « ela trepa onde quer, ela trepa onde quer, apprendeu subir no pal ! Ela trepa onde quer ! ». J’avais l’impression de ne plus avoir affaire à des êtres humains mais à des cochons dont le temps se diviserait en quatre activités : manger, dormir, grogner et attendre. J’étais horripilé par la distance des gens, le sérieux qu’il y avait dans ce lieu de vacances où les sourires entre inconnus (voisins de plage, par exemple) étaient quasi inexistants. La normativité des façons de se détendre m’exaspérait et j’étais ahuri de ressentir une ambiance souvent proche de l’ennui. Enfin, j’assistais à beaucoup de disputes, soit entre vacanciers soit au sein des groupes, ce qui me faisait penser que peu de chose séparait ce monde-ci de celui du travail. À la fin de la journée je me détestais aussi car je sentais combien ma réaction était épidermique et irraisonnée. Comment en étais-je arrivé là ? La réalité ne pouvait pas être si terrible. Ironiquement je me suis dit qu’il faudrait que je l’étudie, pour la comprendre de façon plus distanciée.

Dès le lendemain je m’entretenais avec une cliente au sujet de ses motivations à venir ici, l’une de ses réponses me surprit : “la nature”. J’avais pensé à la notion de paysage, à celle de loisir, de détente, etc., mais la thématique de la nature ne m’était pas venu une seconde à l’esprit, sauf peut-être concernant la mer et le ciel… Il y avait donc pour cette personne, sur cette plage, au pied des immeubles du front de mer, au centre de cette baie fortement urbanisée, un sentiment qui était celui du contact avec la nature. J’étais surpris, déboussolé et content. J’avais un nouveau terrain et je commençais à troquer mon agressivité contre de la curiosité. Le sujet était dans la continuité de mon travail de maîtrise, il se situait dans cette société que j’avais envie d’étudier : la mienne. Il me promettait de l’étrangeté, des remises en causes, du désaisissement et de la nouveauté.

J’ai donc décidé de me pencher sur le tourisme de masse en France. Pour des raisons pratiques, liées au calendrier universitaire, je ne pouvais pas m’intéresser à l’été. Je décidais donc de mener mon étude dans la station de sport d’hiver du Corbier (Savoie).

Notes
147.

Musique très populaire dans le Nordeste brésilien, et particulièrement au Ceará. Elle met souvent en scène des épisodes de la vie quotidienne de façon satirique et n’hésite pas à être vulgaire.