1.5.3 Addiction, trait de personnalité, dépendance à l’égard de l’automobile

Autrefois, parler de dépendance, c’était parler de pharmacodépendance. Aujourd’hui, on parle de « conduites de dépendance » pour définir un style de comportement et de vie. On rencontre ainsi des addictions sans drogue tels que le jeu pathologique, les achats compulsifs, les addictions vitesse, l’addiction au travail ou au sport…

Nous ne sommes pas des spécialistes des addictions au sens médical du terme et nous abordons ici spécifiquement l’addiction en l’absence de produit, qui se définit comme un processus par lequel un comportement qui procure un plaisir et/ou soulage un malaise intérieur est utilisé sous un mode caractérisé par l’échec répété dans le contrôle du comportement et la persistance du comportement en dépit des conséquences négatives.

Plusieurs critères (indicateurs) servent à repérer une dépendance :

Le trait commun à l’ensemble des pathologies addictives est la recherche de sensations.

La dépendance dérive de la recherche du plaisir vers la satisfaction d’un besoin, avec les conséquences délétères qu’elle entraîne à travers la compulsion de répétition liée au concept de pulsion de mort. Par commodité, et pour être en phase avec les écrits anglo-saxons sur le sujet, par abus de langage, nous parlons souvent de « dépendance automobile ». Certains auteurs français parlent de « captifs de l’automobile ». La notion est apparue au début des années 1990. Nous nous interrogeons afin de savoir si cette captivité est le fait d’un véhicule particulier ou d’un environnement au sens général. Le terme n’est pas neutre, il implique une mise en cause de notre système, une crainte de l’avenir, la quête de nouvelles pratiques. Dans le domaine de la dépendance, agir une fois que l’habitude est installée est beaucoup plus coûteux que d’éviter qu’elle ne s’installe, sachant que la dépendance comporte des caractéristiques : la tolérance, liée à l’accoutumance et à l’origine d’une augmentation des doses pour un même effet. Cette donnée fait référence à la notion de manque. En prenant comme point de repère la douleur et le plaisir (mécanismes régulateurs) le manque s’explique comme une distorsion entre ces deux mécanismes. On distingue donc la dépendance psychique de la dépendance physique :

Les conduites automobiles déviantes s’envisagent de plus en plus comme une addiction au sens médical du terme. On parle souvent de co-morbidité de ces conduites au sens où elles ne sont pas isolées mais se reproduisent dans des contextes différents. Selon Michel, les comportements à risque, qu’ils soient sportifs ou sociaux ont un potentiel addictif (Michel, Purper-Ouakil et al. 2001). L’addiction présente une triple dépendance (physique, psychologique et comportementale) en lien avec des facteurs socioculturels, biologiques et psychologiques. Nous définissons l’addiction, et plus particulièrement l’addiction vitesse, comme une relation de dépendance qui s’appuie sur une personnalité par ancrage (fixation de la conduite sur un terrain existant) dans un objectif de survie psychique. Lorsque le gain de l’addiction n’est plus assez probant pour le sujet, il peut envisager le sevrage qui n’est alors sur le plan psychique qu’un déplacement et non une annulation d’une tendance. La vitesse et plus généralement l’infraction volontaire (violation) peuvent être des addictions au même titre que la consommation excessive d’alcool ou toute dépendance à l’égard d’une substance. L’addiction s’entretient par une totalisation des gains symboliques supérieure aux pertes, dont on peut faire l’analogie avec la pathologie du jeu.

Nous pouvons donc parler de réelle dépendance à l’automobile, avec apparition d'une dépendance psychique et des perturbations sur l’ensemble du fonctionnement du conducteur, au niveau intellectuel, relationnel, affectif, social, professionnel, scolaire.

En outre, l’usage de drogue (l’addiction au sens large) ne se définit pas par le produit en lui- même mais par l’usage qui en est fait, combiné à la pathologie du jeu. La pathologie du jeu est classée parmi les désordres du contrôle de l’impulsivité au même titre que l’addiction.

La dépendance automobile relève du registre affectif avec un transfert des besoins sur l’objet, qui selon les auteurs relève du registre du pathologique ou d'une tentative maladroite de trouver satisfaction. La dépendance affective est avérée lorsqu'une personne dont les besoins affectifs sont urgents et intenses répète constamment un scénario non satisfaisant qui la conduit à une impasse. Les impasses destructrices de la dépendance affective sont bien connues : ce qui en fait un comportement pathologique, c'est le fait de ne pas assumer le besoin. C'est cet évitement fondamental qui donne lieu à toutes sortes de comportements dysfonctionnels et aberrants.

La dépendance à l’objet s’est développée progressivement depuis le début du XXe siècle dans les pays industrialisés : production et distribution de véhicules, d’infrastructures et d’équipements, services associés, distribution d’énergie, entretien et production de pièces détachées, assurances. La question de la dépendance automobile est largement reliée à celle des inégalités et des comportements addictifs, notamment en matière de vitesse. Elle est relancée par les enjeux énergétiques et d’aménagement du territoire. Globalement, l’addiction se développe sur une mobilité toujours croissante, pour le travail comme pour le loisir. Peter Hall en 1988, cité par (Dupuy 2006) met en évidence que tous les éléments d’addiction à l’automobile sont présents dans notre société. L’ensemble est bien articulé. L’accroissement du nombre de logement en périphérie mais, bien desservi par le réseau routier (grâce à l’action combinée des collectivités et de l’État) est associée à une forte dépendance de l’automobile (Wiel 2004). Selon ce même auteur, l’addiction tiendrait sa source dans l’effondrement du coût de la mobilité : l’agglomération qui comportait des avantages mais aussi des inconvénients n’est plus aussi nécessaire, les villes peuvent donc s’étaler sans que le bénéfice des interactions socioéconomiques soit mis en cause.

S’interroger sur les raisons de la dépendance renvoie à la question de l’échelle spatiale. Les déplacements privés, les plus longs en kilomètres mais moins fréquents que les déplacements domicile-travail et l’accompagnement scolaire, sont ceux qui « pèsent le plus lourd » dans les représentations individuelles et dans le choix du véhicule à acquérir ; ils donnent sens à la voiture, par l’élargissement du territoire qu’ils représentent et autorisent. La représentation symbolique de ces kilomètres est l’argument avancé par les constructeurs pour freiner la production des voitures exclusivement de ville. Les kilomètres loisirs sont ceux qui comportent le moins de contraintes et paradoxalement, le plus explicatifs de la dépendance à l’automobile. Nous constatons à l’échelle de la population une « schizophrénie ambiante », le riverain et le conducteur, le citoyen et l’automobiliste, coexistent chez le même individu mais ne communiquent pas. Les automobilistes sensibles à la vitesse et à ce qu’elle permet seraient surtout des hommes actifs, dans la force de l’âge (les femmes seraient plus sensibles à l’environnement). La « schizophrénie » est accentuée par l’inter-temporalité : les avantages de l’automobile sont à consommer ici et maintenant. L’intérêt pour la sauvegarde d’un patrimoine, la conservation de l’espèce, l’aversion du risque catastrophique sont plus lointains. Nous sommes dans un cercle vertueux et vicieux, la croissance du trafic automobile provoque une augmentation de la consommation d’espace, de la tolérance envers l’éloignement des commerces, des services, des lieux de travail et des équipements de loisir qui provoque à leur tour une augmentation des besoins de déplacement et une augmentation du trafic automobile (Gout 2002). Sur la base de conclusions anglo-saxonnes, Dupuy annonce qu’un accroissement de 2 % de l’usage de l’automobile en France conduirait à un accroissement de 4 % de la dépendance32 (Dupuy 2006) p.51. Petites causes, grands effets : la spirale amplifie la dépendance, jusqu’à ce que la demande nouvelle ne puisse plus se réaliser. La dépendance est alors maximale mais peu nombreux sont ceux qui en souffrent, tous les autres en profitent.

Notes
32.

Dupuy ne fait pas la distinction entre dépendance et addiction.