2.2.3.1 Contexte routier

Organisées sous forme catégorielle, les représentations sociales routières permettent généralement une reconnaissance immédiate du type d'action psychomotrice à mettre en œuvre pour surmonter, dans des conditions acceptables, la problématique de circulation. Pour qu'un danger soit perçu comme tel, il est nécessaire qu’il soit visible et que le conducteur le sélectionne au cours de la lecture de l'environnement de conduite (autres usagers, signalisation, obstacles, etc). En second lieu, outre le fait de saisir immédiatement l'importance et la pertinence de l’information, l'automobiliste doit se représenter mentalement avec les situations en mémoire opérationnelle la situation actuelle en concordance avec la réalité pour engager une action efficace.

Le mécanisme de représentation devient un trait pertinent dans le registre de la sécurité sur la route dans la mesure où le couple conducteur-machine évolue dans un espace dynamique. La représentation routière doit être instantanée pour participer efficacement au traitement cognitif de la situation à risque. Par ailleurs, on sait que l'activité mentale de catégorisation conduit non seulement à généraliser et à considérer comme semblables des sites différents, mais aussi à discriminer de manière suffisamment fine pour ajuster l'action. En la matière, les conducteurs expérimentés ont un pouvoir de discrimination plus grand et plus structuré. Autrement dit, leurs représentations des scènes routières sont plus pertinentes, elles s'approchent au plus près de la réalité du problème routier. Une grande partie de la problématique de la gestion du risque routier revient donc à accorder la lisibilité de la route en fonction des représentations mentales du conducteur. De ce fait, les Assureurs sont eux aussi tout particulièrement intéressés par les représentations que les usagers ont de la route, du fait du lien qu’ils supputent avec le comportement routier et, par voie de conséquence, les accidents. Dans ce cadre, les AGF éditent un baromètre annuel AGF-AFPC (Assurance Générale de France - Association Française de Prévention des Comportements au volant) depuis 2005 qui rend compte de l’image que se font les conducteurs français d’eux-mêmes.

En résumé, chaque conducteur se représente les dangers potentiels dans les différentes dimensions relatives aux autres usagers, à l'environnement routier et aux situations de conduite. Ses représentations sont une construction artificielle de la réalité qui s’appuie sur ses connaissances et valeurs personnelles. Dans ce contexte, un travail constant sur le mode de modification des représentations est indispensable. Il est également possible que le sujet possède plusieurs systèmes de représentations dont l’activation dépende du contexte. En outre, un ensemble de facteurs tels que : le genre, l’âge, le pays et ses usages sont à l’origine des différentes représentations de l’objet « véhicule ».

De plus, un ensemble de facteurs tels que : le sexe, l’âge, le pays et ses usages sont à l’origine des différentes représentations de l’objet « véhicule ». La représentation diffère selon que l’usage principal du véhicule est professionnel, de loisirs, domestique ou à usage d’aide pour les autres (enfants ou ainés). La connotation positive, neutre ou négative de l’objet voiture, selon le cas influence les représentations. À cela s’ajoute une tonalité affective, rationnelle ou utilitaire voire neutre. Les représentations du véhicule ont souvent comme fondement des souvenirs heureux d’enfance, liés au départ en vacances. Les premiers souvenirs peuvent être également attachés au premier véhicule conduit et être à l’origine d’un état nostalgique du temps passé. Quel que soit l’investissement objectal, la voiture est presque toujours définie comme un outil d’autonomie et de liberté. Prolongement du logement, abri à l’intérieur duquel l’individu se sent protégé des intrusions extérieures. Le concept de propriété et d’autonomie permettant la mobilité, la libération lui est souvent associée. Le phénomène « Tanguy » repris dans l’article « Tanguy et les voitures » du journal « Le Monde » du 9 mai 2005 a contribué à élargir les parcs des véhicules familiaux (multimotorisation des familles). Cet article souligne le fait que les enfants vieillissants qui restent à la maison sont souvent motorisés (le foyer possède donc plusieurs véhicules) auxquels il faut ajouter le véhicule de la famille qui n’est utilisé qu’occasionnellement lors des rassemblements ou lors des périodes « migratoires ». Dans cet espace, qui est également marqueur social, le conducteur est maître des lieux. C’est donc à la fois :

  • un espace personnel : une sphère privée44, un abri ou un habit ;
  • un espace social : plutôt un micro univers social regroupant parfois quelques personnes ;
  • un espace culturel caractérisé par une typologie relative à des niveaux technologiques.

Par ailleurs, cet habitat permet quelques fonctions psychosociales comme l’intimité, la sécurité et la socialisation dans les interactions avec les autres usagers. Chez les personnes âgées, le fait de conserver un véhicule garantit une autonomie individuelle réciproque et permet de conserver l’autonomie. La voiture possède le statut de sauvegarde du couple. Les hommes ne sont pas tenus d’accompagner leurs épouses lors de leurs achats et les épouses acquièrent une liberté de mouvement.

Les fonctions du véhicule varient selon des variables psychologiques et culturelles qui demeurent souvent d’une extrême sensibilité. Bien des conducteurs entretiennent des rapports « affectifs » voire pulsionnels et de propriété sur le mode du transfert avec leur automobile ; toute tentative de pénétration par autrui dans la sphère du véhicule personnelle provoque de vives réactions.

Pour Fischer, le véhicule constitue :

‘ […] comme une zone émotionnelle, socio-affective, qui traduit les mouvements du corps.’

Selon une description qui varie en prenant pour nom « bulle, coquille, zone tampon ou sphère véhiculaire». L’auteur précise encore sa pensée en évoquant :

‘[…] la coquille personnelle où chacun peut se mettre à l’abri, se soustraire aux pressions extérieures et s’identifier le plus fortement à sa propre individualité. (Fischer 1992). ’

À l'intérieur de l'habitacle, le conducteur éprouve le plaisir physique d'un corps qui vit au rythme dynamique des accélérations, décélérations et de ses mouvements psychomoteurs. Il peut ressentir une sensation de bien-être dans un espace clos. La voiture devient une pièce à vivre, d’ailleurs les constructeurs reprennent ce concept et fabriquent des voitures « bureau », des voitures «à vivre ». La voiture, objet transitionnel, exprime une identité sociale en investissant l'espace routier. La carrosserie et l'environnement immédiat (notamment la zone arrière du véhicule) constituent un territoire strictement personnel. Tout en s'appropriant ou en disputant l'espace public le conducteur est mis en scène sur un registre gestuel allant de la courtoisie à la grossièreté. La route peut également devenir un espace de négociation qui peut se transformer en espace de provocation, de défi et de transgression. Sur l’aspect social des représentations, Barjonet précise en substance :

‘« la vitesse est le moteur symbolique qui donne du sens à l’usage en forçant à reconnaître les différences sociales qu’il produit » (Barjonet 1988).’

La représentation de la vitesse pratiquée est le reflet de la personnalité sociale de l’individu ; elle atteste de ses compétences. La route s’inscrit dans un paradoxe d’ordre collectif où la société s’ingénie à réduire les risques pour préserver l’automobiliste de sa propre dangerosité et de la dangerosité extérieure, alors même qu’elle représente un exutoire qui permet d’échapper à la pression de l’environnement. L’expression, « Je prends des risques donc j’existe » prend tout son sens (Khlifi 2000). Dans ce contexte, les lignes droites font office de rampes de lancement. La liberté du conducteur est à portée de volant, correcteur électronique de trajectoire enclenché…

La prise de risque s’inscrit dans le registre culturel, de « l’art de vivre » qui repose non pas sur la recherche de la liberté absolue, mais sur celle de petites libertés interstitielles vécues dans l’immédiateté [confère chapitre (mélioration, état paratélique d’Apter45, principe de plaisir de Freud)] ; l’ensemble de ces représentations étant au service de la recherche de sensations et donc du plaisir, dans un espace social où la liberté individuelle est toute relative.

Traverser l'espace de circulation revient donc à donner un sens à sa vie : exprimer sa liberté s'adonner parfois à une forme de plaisir. Sur ce dernier point, exister c'est aussi jouer : tout d'abord avec l'objet-voiture, ensuite, entrer en compétition avec la collectivité des usagers et, enfin, s'affranchir de l'application des règles sociales. Le véhicule possède donc une représentation très forte du jeu selon des dimensions plurielles : physiologiques (jeu sensoriel, jeu mécanique et vertige de la vitesse qui est alors la tentation permanente du danger, redoublé par l’interdit légal, elle fait figure de séducteur), psychologique (séduction et sentiment) et sociologique (imitation ou prédisposition à la déviance, goût du risque et de la compétition). L’automobiliste dans son univers intime, en affichant sa personnalité, sa virilité voire son compte en banque, est capable de se déconnecter du réel pour s’adonner seulement au plaisir du jeu et de la compétition dans l’espace de circulation normé et, de fait, castrateur (Pervanchon 1992)46. La voiture est un symbole aux pouvoirs structurants. Elle se vit comme un espace imaginaire, une perspective symbolique qui établit notre rapport avec la société et la culture. C’est un outil social qui traverse la conscience de l’individu.

Dans le champ de la recherche propre aux comportements routiers, un ensemble de chercheurs apporte sa contribution à l’éclairage des liens entre représentations et conduite à risque. L’activité de formateur PAP se réfère grandement aux représentations. Les séances de sensibilisation nous semblent relever du « focus groupe » (méthode de recherche fondée sur la communication de groupe) puisqu’il s’agit de faire évoluer les représentations et non pas de se pencher sur le domaine du savoir. Dans les « focus groupe », les participants confrontent leurs idées, polémiquent de manière ouverte ou cachée, dialoguent avec eux-mêmes ou les uns avec les autres ; ils nous donnent donc accès à la formation et aux transformations des représentations sociales, des croyances, des connaissances et des idéologies circulant dans la société et constituent à ce titre un terrain préventif.

Enfin nous devons souligner que ce travail sur les représentations fait écho à notre identité de chercheur pour laquelle les contours peuvent paraître flous et marqués d'une certaine incertitude. À l’initiative de cette recherche, notre interrogation initiale sur les " allant de soi ", les visions communément partagées dans le cadre des formations PAP. La force de ce travail réside dans notre appartenance à un laboratoire dont le cadre de référence est différent du nôtre, permettant ainsi l’élargissement réciproque de nos champs de représentations. Notre approche discursive (sans s’astreindre à une continuité rigoureuse) nous permet de sortir du code formel du « comment il convient d’agir  et de penser » et de l’impasse du « juste et du vrai ». Tout au long de notre démarche nous avons tenté de déconstruire les « programmes de perception » en contribuant à élargir le domaine du pensable et du possible. Nous nous sommes donc risquée dans notre activité de recherche à développer ce qui est habituellement nommé la fonction « critique » du chercheur.Rompre avec un consensus ambiant quel qu'il soit constitue, certes, une prise de risque, mais une prise de risque qui, plus que d'une position éthique, relève d’abord d'un certain rapport au monde, très personnel, construit au fil d'expériences diverses. Prise de risque assumée peut-être dans une certaine légèreté parce que suscitée par une sorte de conviction, ou de confiance dans le pouvoir de la recherche de remplir cette fonction d'élucidation. En ce sens, nous nous inscrivons dans une démarche de santé publique qui consiste fondamentalement à changer notre regard et notre intervention sur le monde.

Notes
44.

Pas au sens juridique du terme

45.

Les états téliques et paratéliques sont des états métamotivationnels. Dans l’état paratélique (EP), c’est le comportement en cours qui est primordial. Les objectifs sont peu importants, ils servent essentiellement à renforcer le comportement. Le sujet fait des choses pour son propre bien au moment présent. Le sujet dans l’(EP) peut être considéré comme quelqu’un d’enjoué. L’ennui est considéré comme désagréable et l’excitation comme agréable. La valeur centrale est l’amusement. À l’opposé, dans l’état télique (ET), le but à atteindre est primordial. Le sujet poursuit un but au-delà du comportement en cours, les moyens sont choisis uniquement pour atteindre ce but. Un sujet dans un (ET) peut être considéré comme un sujet sérieux, la relaxation, le calme sont ressentis comme plaisants et l’anxiété comme déplaisante. La valeur centrale de l’(ET) est donc l’accomplissement (buts, objectifs à atteindre).

46.

Citée par J.-M. Bailet dans sa thèse p. 12, t. 1.