3.3 Risque individuel et risque social

Encore une fois, plusieurs modèles relatifs à la prise de risque coexistent et se complètent. En premier lieu, les partisans d’une économie du risque se sont attachés à modéliser l’activité en y introduisant non seulement le risque mais aussi les attitudes et les sentiments d’attirance ou d’aversion dans un système de rétroactions. Le risque individuel est régi par des mécanismes d’attirance et d’aversion, de savoir-faire et de savoir-être, de niveau de contrôle, de représentation et de niveau d’acceptation, lui-même fonction de données psychologiques individuelles et sociales. Deux niveaux de risques coexistent dans un système et chez un même individu : le risque individuel et le risque social.

Le risque, sous son aspect sociologique, repose sur la manière dont les acteurs le définissent et le construisent (de la sécurité à la sûreté). Gilbert parle de fabrique des risques à l’occasion de laquelle les responsables, via un effort de connaissance, doivent objectiver, c'est-à-dire quantifier et diminuer l’écart entre le risque social objectif et le risque individuel subjectif (Gilbert 2003). Le caractère faussement technique de la question du risque structure notre société. Sa gestion implique une forte structuration des relations entre les différents acteurs, sans laquelle un risque d’inefficacité structurelle émerge. La prévention du risque ne peut débuter qu’après cette objectivation étatique, sur la base de données chiffrées, selon le principe des priorités et en vertu du principe de précaution. La vocation étatique est de réduire la fréquence de l’événement indésirable, sans avoir pour objectif le risque zéro ; alors que la prévention cible la limitation, la canalisation, l’émergence de dimensions pour éviter de donner naissance à des situations indésirables. Les principaux obstacles à la prévention du risque sont alors la façon dont le public perçoit le risque et la menace. Ce dernier se caractérise par l’irrationalité et l’incapacité à hiérarchiser les risques (surévaluation de certains risques au dépend de risques plus diffus mais plus probables) et par une demande de sécurité excessive. La sécurité et la sûreté deviennent des exigences, un droit de la société de consommation et non plus une préoccupation du ressort de chacun. Nous pointons ici la responsabilité des médias qui fragilisent le travail d’objectivation du risque en soulignant les disputes et les controverses scientifiques et en se faisant l’écho des perceptions irrationnelles du public (peurs, inquiétudes). La définition des risques est liée à la façon dont se constituent ou non des réseaux et systèmes d’acteurs, autour de la notion de danger ou de risque collectif. Pour Gilbert, le mode de constitution des risques routiers s’explique par le fort intérêt porté au comportement du conducteur, notamment à ce qui peut être mesuré (vitesse, alcool) au détriment de la prise en compte des notions cognitives et des possibilités de prévention, très en amont de l’acte de conduite (Gilbert 2003).

Au plan individuel, les conduites à risque peuvent revêtir un aspect social analogue aux rites de passage des sociétés primitives. La prise de risque sur la route correspond au passage dans le monde des adultes. En référence au long poème « Zarathoustra » de Nietzche, la vie ne vaut d’être vécue que lorsqu’elle est mise en jeu (Nietzche 1898)52. La prise de risque est alors valorisée et valorisante. Elle revêt plusieurs aspects que soulignent les théories de la personnalité, des émotions et des influences sociales du type, contrôle social ou perte de lien, ou encore celle du modelage par l’apprentissage. La prise de risque est rattachée à l’une des plus vieilles traditions de l’humanité, celle des rites de passage. Depuis la suppression du service militaire obligatoire, l’accès à la voiture devient le premier rite de passage du jeune garçon. Il apparaît alors au sein du groupe comme une domination et un contrôle sur ceux qui prennent moins de risque. Il assure une fonction statutaire et identitaire prestigieuse.

Le contrôle social de la prise de risque s’exprime principalement par deux mécanismes : le processus d’attachement et l’influence du groupe et de la structure familiale. La famille produit un contrôle interne du danger et de la transgression qui va être intériorisé (les normes, les représentations, les valeurs transmises depuis l’enfance) et un contrôle social externe qui dépend de l’évolution des structures de référence. Le contrôle externe peut être plus ou moins défaillant sur la durée. Les contrôles sociaux intériorisés et externes s’organisent en boucles rétroactives et dépendent des liens d’attachement édifiés pendant l’enfance. Ces liens contribuent eux-mêmes à l’intériorisation des normes. L’attachement influence les positions fondamentales de l’individu par rapport au danger et permet d’intérioriser la signification personnelle de la règle : le jeune respecte la règle, l’intériorise et dompte ainsi le danger. Ne pas respecter la règle serait alors synonyme d’endommagement de la stabilité du lien. Le contrôle par les liens d’attachement est à l’origine de la conformité et de la pacification. L’approche organisationnelle du risque autour des concepts de structure, de décision et de culture permet d’envisager la prise de risque sous l’angle du contournement de la règle. Il n’existe pas de règle sans transgression. Les nouvelles règles donnent lieu à des ajustements, des arrangements, des contournements qu’il est possible de résumer sous le terme de « récupération- appropriation » de la règle par le sujet. Selon le principe de la loi du moindre effort et du maximum de récompense, ce dernier se livre à des violations de routine par convenance personnelle en court-circuitant régulièrement, les procédures. La prise de risque par le sujet relève de la perception, d’interprétation, d’incompréhensions et de jugements lacunaires.

L’apprentissage social s’opère selon deux mécanismes : l’imitation et le renforcement. L’individu modèle son comportement (en conformité) sur celui d’autrui (le référent) qui revêt du sens pour lui. La balance entre les renforcements négatifs et positifs des parents et des pairs influence les comportements adultes. Il y a renforcement d’un comportement tant que ce dernier ne donne pas lieu à une remise en cause, voire une sanction.

Notes
52.

La mise en jeu de la vie selon Nietzche peut également signifier que la prise de conscience de la valeur de la vie est concommitente à l’approche de la mort.