4.4.1 Partisans dans le domaine de la conduite

L’équipe de Tillman met en évidence le concept d’accident proneness sur des critères psychosociaux au cours d’une étude de six années consécutives sur des conducteurs de bus et de taxi (Tillman and Hobbs 1949).

Ils valident leurs résultats en population. Ainsi, pour eux, le mode de vie (reflet de la personnalité) est le facteur le plus lié au risque d’accident. En substance, il précise que les habitudes de conduite et le nombre élevé d’accidents semblent la manifestation d’une façon de vivre : on peut véritablement dire qu’un homme conduit comme il se conduit. Si la prudence, la tolérance, la prévision, la considération pour les autres marque sa vie personnelle, alors il conduira en conséquence. Si sa vie personnelle est dépourvue de ces caractéristiques, alors l’agressivité caractérisera sa conduite et sur une longue période de temps, il aura un taux d’accidents bien plus élevé que son compagnon policé. 

Tillman et Hobbs poussent leur interrogation au-delà du contexte de la route et introduisent la question suivante : ceux qui violent les règles de circulation, peuvent-ils être identifiés sur la base de caractéristiques sociologiques plus générales comme l’inadaptation aux normes sociales dans d’autres domaines ? Pour eux, instituer un programme de contrôle des conducteurs qui présentent un nombre indu d’accidents se heurte à une limite de fond car aucune mesure ne changera fondamentalement la personnalité de l’individu et ne saura rendre ce dernier plus sûr sur la route. Cette étude est largement critiquée, notamment en ce qui concerne la sélection de l’échantillon et sa représentativité. Pour notre part, nous soulignons que la prévention ne s’inscrit pas dans une tentative de modification de la personnalité mais de « faire avec » pour mieux le vivre. Les mesures de prévention n’ont pas pour objectif de modifier la personnalité mais bien le comportement dans des situations particulières ; le comportement nous semble éducable et la conclusion de Tillman et Hobbs un peu rapide.

Mc Guire compare des groupes dont le nombre d’accidents diffère (Mc Guire 1956). Il met l’accent sur les caractéristiques de la vie quotidienne plutôt que sur un profil psychologique et compare un groupe de sujets sans accident ni infraction à un groupe d’accidentés. Il prend en compte l’ancienneté de conduite, l’âge et le kilométrage annuel parcouru. Il résume les items différenciateurs des deux groupes et construit dans les années 1960 le « McGuire Safe Driving Scale ». Il précise que comparé au conducteur sûr, le conducteur accidenté est moins intellectuel dans ses goûts et ses intérêts (mais non nécessairement moins intelligent) ; il montre un niveau d’aspiration plus faible, exprime des attitudes plus inadaptées vis-à-vis de la loi et de la conduite, il est moins bien adapté socialement et il a vécu plus fréquemment une enfance malheureuse.

Pour lui, les sujets « accident-prone » possèdent certains traits ou caractéristiques de personnalité stables et résistants au temps : pourraient-ils alors être innés ? Krall et Vaugan confirment la stabilité des traits.

Dans un article du Monde (6 juin 1979), Escoffier-Lambiotte et son équipe, sous le titre « Qui sont les délinquants de la route ? », précisent qu’il y aurait une population spécifique de « délinquants de la route » qui concernerait deux catégories de sujets :

  • Des sujets bien intégrés à la société mais qui ne respectent pas l’éthique et n’hésitent pas à prendre des risques qu’ils infligent également à autrui : « une parenté pourrait bien exister entre celui qui franchit la ligne jaune routière et celui qui franchit l’interdit de la règle commerciale » (homologie de déviance dans les différents domaines).
  • Une population mal intégrée, asociale, pratiquant la violence et l’atteinte aux biens.

La criminalité sur la route devrait donc être étudiée comme les autres formes de criminalité. Pour l’auteur, il est possible de déterminer la propension d’un sujet à la délinquance. Escoffier-Lambiotte préconise la sélection psychologique de certains conducteurs, notamment ceux qui ont provoqué plusieurs accidents : les récidivistes et les sanctionnés avec retrait de permis. Il s’agit selon lui, d’associer des mesures préventives, face aux symptômes de la prédélinquance : examen psychologique approfondi, répété.

Bien que nous ayons la conviction de l’existence de personnalités à risques [comme l’indiquait déjà (Newbold 1926)], nous nous opposons aux préconisations d’Escoffier Lambiotte car dans d’autres travaux il est démontré qu’il est particulièrement difficile d’identifier des profils accidentogènes de façon stable dans le temps (Arbous and Kerrich 1953; Whitlock 1971; Mohr and Clemmer 1988; Holroyd 1992). Les traits de personnalité s’expriment sur plusieurs cibles (on parle de déplacement dans le contexte du « si… alors… »). Dans le contexte routier, la sélection n’est ni applicable ni souhaitable ; la route devant rester accessible à tous, la complexité de la mesure pourrait être à l’origine de l’exclusion de faux positifs (personne détectée dangereuse à tort). L’étude de Nyberg des chutes accidentelles de personnes âgées hospitalisées illustre les limites chiffrées de l’accidentproneness et doit permettre de ne pas donner une suite favorable aux préconisations d’Escoffier Lambiotte. [Parmi les 80 % de personnes âgées détectées disposés à la chute, seulement 36 % tombent réellement (Nyberg and Gustafson 1996)]. On voit ici que la propension à l’accident est un facteur de risque et non pas une cause suivie à tout coup d’un effet.

L’équipe de Mayer, lors de l’expérimentation de 1977 illustre la contribution relative de critères sociaux et de personnalité dans l’accident (Mayer and Treat 1977). La batterie de tests vise à comparer un groupe d’étudiants accidentés versus non accidentés avec appariement sur l’âge, le sexe et le kilométrage, afin de sonder l’inadaptation sociale. D’après les résultats, les sujets du groupe des accidentés révèlent des comportements moins civiques, avec plus de tendances antisociales, ainsi qu’une attitude générale plutôt négative : ils attribuent la responsabilité et le contrôle des événements à des sources extérieures (locus externe) et vivent une expérience scolaire plutôt négative (Mayer and Treat 1977). Sur les jeunes, Mayer valide l’hypothèse de prédictibilité d’accident à partir de caractéristiques personnelles et sociales. L’équipe de (Chen and Liu 2000), sur un large échantillon (100 000 sujets), utilise le test de prédisposition (APT) qui identifie les conducteurs à haut risque et conclut à un repérage fiable de la population à très haut risque.

La récente méta analyse63 de Visser confirme l’existence du concept sous son acception la plus stricte : l’accident proneness est la tendance d’un individu à avoir plus d’accidents qu’un autre individu comparable (Visser, Pijl et al. 2007). Cette tendance est essentiellement liée aux caractéristiques stables de la personnalité. Il donne un Odds Ratio (OR) moyen calculé sur 147 105 sujets à 1,42, en ayant pris la précaution d’estimer le biais de publication64 . Il confirme que le risque d’accident est lié positivement à des critères de personnalité sans pour autant exclure les facteurs sociaux. Le lien entre un profil de personnalité de type A et la fréquence d’accident est également reconnu au sein de l’INRETS, notamment dans la cohorte Gazel65. L’équipe de Banta, sur le versant de la pathologie psychique (obsessionnel compulsif, perfectionnisme), dans le contexte de l’aviation, montre un sur-risque d’accident spécifique à un type de sujets qui se situent dans le déni de l’erreur (Banta and Kosnosky 1978).

L’étude récente de Visser reflète l’état actuel des connaissances sur le sujet. La disposition définit des individus plus enclins à l’accident. La distribution des accidents parmi les individus n’est pas basée sur une distribution fortuite. L’influence est multifactorielle. Accepter que la personnalité influence le déroulement des événements n’exclut pas la recherche des facteurs protecteurs en vue de développer des stratégies de prévention.

Notes
63.

La méta analyse est une analyse globale faisant la synthèse des résultats de différentes études au moyen de méthodes statistiques appropriées. Elle comporte un volet qualitatif (évaluation de la qualité des études, c’est-à-dire de l’absence de biais, de la force du plan d’étude, etc.) et un volet quantitatif (intégration des données numériques pour augmenter la puissance statistique d’une étude).

64.

Le biais de publication est dû au fait que les études débouchant sur un lien statistique ont plus de chance d’être soumises à publication et acceptées que celles qui concluent à une absence de lien.

65.

La cohorte Gazel, est une population de 20 000 volontaires d’Electricité de France et de Gaz de France.