4.2.2 Évolution de l’infraction sur 20 ans chez le conducteur tout-venant

À notre connaissance, il n’existe pas d’étude comparative à vingt ans, relative à l’infraction. Notre enquête revêt toutefois des imperfections que nous avons limitées par nos choix théoriques. La comparaison de l’infraction à vingt ans est originale, cependant elle soulève la difficulté de la comparaison qui peut participer à l’absence de littérature. Nous considérons que les échantillons de conducteurs des deux études sont comparables étant donné que nous avons comparé nos témoins aux conducteurs tout-venant de l’étude de 1983. Le fait d’avoir exclu de notre échantillon des témoins 5 sujets (0,4%) qui avaient déjà fait un stage ne fausse pas la comparaison. Ce taux est cohérent avec le taux de stagiaires sur une année donné par l’ONISR (pour notre année d’étude, moins de 0,2% des conducteurs [67 449 stagiaires/ 38 091 692 permis]).

Nous justifions de l’approche du comportement par le questionnaire en appui sur la littérature qui précise que les déclarations des sujets concordent de façon fiable avec leurs comportements réels sur la route (Cadet, Wiegman et al. 1994; Aberg, Larsen et al. 1997; Haglund and Aberg 2000). Nous sommes toutefois consciente des limites du déclaratif notamment en matière d’infraction. Le déclarant peut en effet minimiser ses déclarations par crainte de la fuite des informations le concernant vers une autorité répressive. En tout état de cause, cette limite est à prendre en considération mais on ne voit pas pourquoi elle différerait entre 1983 et 2004.

Le permis de conduire comporte deux parties distinctes : la connaissance des règles légales, le code de la route (annexe du code pénal) et l’utilisation de ce code par l’usager. L’ensemble des règles institutionnelles constitue la norme légale et l’utilisation des règles, la norme sociale. Cette dernière est une interprétation et une adaptation de la norme institutionnelle. La distorsion de la norme légale par l’usager dépend, outre du risque de sanction, de son adhésion plus ou moins prononcée à la norme légale, de son rôle et de sa représentation de la complémentarité des rôles dans l’espace. Ainsi, l’attachement du sujet aux règles légales définit une partie des risques pris au volant, elle influence son comportement et sa représentation des autres usagers et de leurs actions de conduite. Partager l’espace routier relève d’un processus de socialisation, au sens de Malrieu (Malrieu and Malrieu 1973). Pour eux, la socialisation se compose de l’acculturation (internalisation des règles), à l’origine de la différence entre connaissance et comportement (ce que l’on sait devoir faire et ce que l’on fait réellement). Comme l’avait déjà mis en évidence l’étude de MB Biecheler, l’infraction en France est coutumière, voire endémique pour la vitesse. De plus, si l’on accepte la transposabilité de l’appréciation du risque chimique au risque en général, Bernard Cadet souligne l’effet néfaste des avis contradictoires entre la voix officielle et celle des experts. Les avis divergeants provoquent une baisse de l’appréciation de la gravité des évènements. Rouler plus vite que les vitesses autorisées est perçu comme « normal » et socialement accepté ; il existe un déni du lien entre vitesse et accident, en particulier pour soi-même (Blincoe, Jones et al. 2006). Précisons que le déni face à la vitesse est partagé, y compris par une part des acteurs de la sécurité, dès lors que l’on observe un basculement des enjeux collectifs (la sécurité routière) à des enjeux individuels (de mode et de choix de vie). L’enjeu collectif de sécurité routière ne doit pas faire oublier l’existence d’enjeux plus individuels. Les usagers développent une vision localisée (autocentrée) du système plutôt qu’une vision sociale globale. Les discours antagonistes sont accentués en cas de sentiment d’injustice ou d’illégitimité du fait du manque de lisibilité. À la fin du XIXe siècle, Durkheim parlait d’aliénation et d’anomie140. Il annonçait déjà que le recul des valeurs conduisait à la diminution, voire à la destruction de l’ordre social. Le manque de lois et règles amène le sujet à avoir peur et à être insatisfait. Plus on s’éloigne des périodes de guerre, plus l’État montre sa fragilité, plus sa puissance rassurante est mise à mal (illustration actuelle avec l’effondrement du système bancaire et boursier), ainsi le citoyen voit dans l’État, non pas une protection mais une entité immatérielle, fragile et arbitraire. L’instabilité du système rend sa vulnérabilité visible, il perd ainsi de son pouvoir subjectif de protection. La perte du statut de toute puissance de l’État permet ainsi à l’usager de se mesurer et de s’affronter à lui.

Il est impossible de parler de respect absolu des règles de circulation. Le tissu routier relève pour certains de la théorie du jeu. Chacun des conducteurs, s’il participe au jeu, est obligé de se soumettre. L’état captif du conducteur fait de la sécurité routière une cause nationale ; sur la route les sujets ne sont candidats ni à la mort, ni à la blessure. On parle de blessés et de décès évitables qui sont plus ou moins inacceptables selon les circonstances (erreur ou violation caractérisée). La route, le véhicule forment une partie du mode de vie de plusieurs générations, pour qui le déplacement est un symbole d’autonomie et de liberté. Parallèlement à ce symbole fort, qui est en profonde mutation actuellement141, l’éducation s’est orientée vers des pédagogies de la négociation et de l’explication. Pour être respecté, le statut de règle ne suffit plus, il doit s’accompagner d’une justification qui couvre un ou plusieurs champs (éthique, écologique, sécuritaire, économique…). C’est ainsi qu’une directive « brute », respectée hier, ne l’est plus aujourd’hui sans étayage. Tout petit, l’enfant est élevé dans la justification (ce qui a priori serait favorable à son développement et à sa créativité mais moins à son obéissance aveugle, à son formatage). Ainsi, en amont des comportements, les modes d’éducation ont changé : il n’est donc plus possible d’inculquer une règle pour vivre ensemble de la même façon. Le respect est fortement lié au sens, et le sens donné aux choses est lié à leur acceptation. On comprend ainsi comment une règle jugée dénuée de sens et de légitimité permet, voire encourage l’infraction.

Le problème de respect du code de la route, déjà réel en 1983, a toutes les chances d’être encore d’actualité, il n’est alors qu’un symptôme de la recherche de fondements des règles de vie dans la société en général et de la crise des valeurs associées. Nous rejoignons la conception de l’équipe de Louis-Guerin, cité par Marchand, selon laquelle les représentations ne sont pas uniquement des idées et la traduction mentale d’une réalité extérieure perçue (Marchand 2007) p.20. Elles renvoient à un espace imaginaire et symbolique, à une création, symptôme de valeurs, de conceptions de soi et du monde.

Qu’il existe des statuts variés de règles et que les mieux respectées le soient à 80 % ne constitue pas une surprise en soi ! L’approche épidémiologique rationalise le ressenti collectif, elle permet de justifier des actions de l’état qualifiées de nécessaires, et fixe les limites du tout répressif. La répression seule est insuffisante, elle doit s’accompagner de mesures d’éducation/ formation. Le système ne s’améliorera pas de lui-même si l’on considère que le sujet est avant tout (aussi altruiste soit-il) dans une dynamique de maximisation de son plaisir/bien être et dans une minimisation des déplaisirs/contraintes et ce, jusqu’à ce qu’il rencontre une conséquence fâcheuse de ses actes : l’accident ou la sanction, tous deux rares par rapport aux infractions. Il reste dans la minimisation des effets négatifs éventuels de ses actes, surtout qu’à chaque fois qu’il joue sans perdre, un renforcement positif s’opère et lui donne raison de jouer. D’autre part, pour se déplacer en sécurité, la norme légale est insuffisante également car elle ne peut anticiper le comportement d’autrui. Elle doit s’enrichir des différentes normes sociales repérables par la régularité des comportements, qualifiant les conducteurs de motards, femmes, jeunes,…

Se limiter à l’apprentissage des panneaux de circulation c’est donner un langage symbolique spécifique à la route qui est à l’origine d’automatismes de comportement. Cet apprentissage, bien qu’indispensable, reste insuffisant et pose la règle comme une réalité extérieure à l’individu, donc sans intériorisation possible. Un nouveau langage « sécurité routière » reste à inventer. Il devra être joint à l’apprentissage du code (langage commun). Le rappel des justifications est nécessaire tout au long de l’expérience de conduite142, afin que le rapport entre gain et perte, suite à une infraction, ne pousse pas à minimiser l’acte infractionniste avec un retranchement vers un équilibre psychologique (système de défense) privilégiant l’immédiateté et le bénéfice individuel, aux dépens du bien être du groupe. Les rappels dans le temps, au lieu de porter sur la règle, devraient porter sur sa raison d’être et enrichir le champ des possibles. La sécurité routière ne se limite pas au danger pour le conducteur, elle vise la sécurité de tous les usagers ; elle sert également des objectifs écologiques, économiques et de bien être : une règle ne peut se comprendre sur un registre autocentré.

L’univers se complexifie, le cadre de référence s’élargit, les modèles d’hier demandent donc à être aménagés pour susciter une nouvelle adhésion des comportements. Nous pouvons conclure en disant que l’on ne nait pas conducteur, on le devient ; l’éducation à la route peut prendre au moins deux aspects : limiter l’exposition et/ou la contrôler. Il va sans dire que la sanction donne des résultats immédiats mais non généralisables, alors que ceux de la maîtrise du comportement et de l’exposition peuvent être différés dans le temps et généralisables, leurs effets étant toujours individualisés (Corbett 2000; Blincoe, Jones et al. 2006).

Plusieurs étapes se distinguent dans l’apprentissage de la sécurité, pour passer de l’acquisition à l’appropriation : phase d’information (connaissance de l’existence du mode de déplacement), phase d’expérimentation, rapport à l’incertitude (cycles de réticence et d’attirance avec le poids des expériences), adaptation à la pratique (par essais, erreurs, conditionnement, observations, imitation, coaction, tutorat).

Même si, depuis vingt ans, toutes les règles ne sont pas respectées avec la même rigueur (Biecheler-Fretel 1983). D’ordinaire on distingue les règles en 2 ou 4 types : institutionnelles (légales) et sociales, ou

Les conducteurs différencient ces règles et, aujourd’hui encore, les mieux respectées le sont à 80 %. Cela signifie qu’au volant, un conducteur sur cinq ne respecte pas systématiquement le code de la route. L’infraction ne peut donc pas être qualifiée de phénomène rare.

En 20 ans de prévention, le paysage a peu évolué, l’infraction la plus fréquente reste l’excès de vitesse. Des progrès sur le port de la ceinture de sécurité et le respect de la bande blanche continue sont enregistrés mais un net recul sur l’usage systématique du clignotant s’opère.

La perception relative du danger, par rapport aux infractions a également peu évoluée, mis à part pour le port de la ceinture et la consommation d’alcool (pour lesquelles il n’y avait pas de prévention dans les années 1980). Alors que, selon les media, la répression battrait son plein, le risque de sanction était ressenti comme plus probable en 1983 qu’aujourd’hui (à l’exception de la ceinture et de la consommation abusive d’alcool). Une distance entre messages officiels/médiatisés et faits objectifs apparaît, sachant que la représentation du risque de se faire arrêter influence le comportement du conducteur.

On peut se demander si le principe Piagétien de la frustration (sanction/répression) qui fait naître la pensée par la rupture de l’équilibre qu’elle suppose implicitement, et la nécessité de rechercher une meilleure équilibration, est toujours d’actualité dans un monde où les principes éducatifs relèvent plus de la négociation que de la frustration. Peut-être qu’une vérité constitutive d’un modèle éducatif de plus de trente ans, n’est plus vraie aujourd’hui et que le schème de pensée est devenu inopérant. Cela expliquerait en partie la préférence pour la récompense immédiate de certains infractionnistes en deçà de la dimension de l’addiction. En outre, la constante répétition de situations semblables (infractions) établit des patterns de comportement (patrons efficaces et rentables) dont l’ensemble reflète les motivations essentielles. En conduite automobile, cette répétition constitue une économie cognitive qui permet de ne pas réinventer chaque fois une conduite adaptative mais de réutiliser celle qui a fonctionnée antérieurement.

Notes
140.

L’anomie est un manque de régulation de la société sur l’individu. Elle caractérise une société où les règles et normes qui régissent les conduites sont désintégrées. Pour Durkheim, l’anomie est associée à l’aliénation et l’irrésolution qui conduisent au suicide.

141.

On peut se référer aux articles de la presse quotidienne du mois de décembre 2008 qui dénoncent les pertes de marchés des constructeurs automobiles et le plan de relance de l’industrie automobile à l’initiative du gouvernement français.

142.

Le modèle finlandais avec un suivi de formation à 6 et 24 mois après l’obtention du permis va en ce sens.