I.2. La lecture et la reconnaissance visuelle de mots

I.2.1. L’histoire de la lecture

Si toutes les communautés humaines ont leur propre langue, toutes les langues n’ont pas leur écriture. L’écriture est un mode de communication qu’utilisent les hommes pour matérialiser leurs pensées. Par l’écriture, les peuples consignent leur histoire, véhiculent leur culture, leur littérature, leur science. La lecture est l’activité cognitive de décodage des symboles écrits de l’écriture. De même que l’écriture est une invention humaine récente, la lecture est une faculté cognitive inventée par l’homme, en même temps que l’écriture. Dans l’histoire humaine, l’écriture et la lecture sont apparues beaucoup plus tard que le langage articulé.

Le Sumérien est la première langue écrite connue. Elle est née en Mésopotamie vers la deuxième moitié du quatrième millénaire av. J.-C., donc il y a quelques 5000—5500 ans (Glassner, 2001). Son système d’écriture est le cunéiforme. Le nom cunéiforme signifie « en forme de coin ». Le sumérien est une langue agglutinante où chaque mot est formé de multiples morphèmes associés les uns aux autres, dans le sens opposé aux langues isolantes (comme le chinois) où chaque mot n’existe que sous une forme fixe.

Plus d’un millénaire plus tard est né l’alphabet, qui est utilisé largement dans les systèmes d’écriture de nos jours. Un alphabet est un ensemble ordonné de symboles destiné à représenter plus ou moins précisément une langue. Les premiers alphabets de l’histoire sont l’alphabet ougaritique (vers 1500 av. J.-C.) et l’alphabet linéaire (vers 1400-1050 av. J.-C.). C’est vers 850 avant notre ère qu’apparaît un alphabet consonantique phénicien de 24 signes qui aura une incidence capitale dans l’histoire de l’humanité, puisqu’il sera repris, avec quelques modifications, par les Arabes, les Hébreux, les Romains et les Grecs -- ces derniers inventant la notion des voyelles et à partir de là le système alphabétique est inventé.

Cela ne fait donc que quelques cinq mille ans que l’être humain écrit et lit – un instant au regard de l’évolution humaine. Notre capacité à lire pose donc une question : comment notre cerveau peut-il être adapté à la lecture, avec précision et rapidité, alors que cette activité n’est inventée que depuis quelques 5000 ans ? Si le langage est probablement le produit de la sélection naturelle, nos cerveaux n’ont pas évolué pendant ces derniers milliers d’années pour nous permettre d’apprendre à lire. Autrement dit, nous ne venons pas au monde avec un cerveau qui s'adapte automatiquement aux problèmes particuliers que pose la lecture. Pourtant, nous acquérons une capacité remarquable de lire en seulement quelques ans. Lorsque nous lisons, nous pouvons identifier plus de 10 caractères en une fraction de seconde (Erdmann and Dodge, 1898). Il semble vraisemblablement que notre cerveau puisse s’adapter à l’environnement culturel en reconvertissant nos anciens réseaux cérébraux de primates, ou une architecture de « pré-représentations » pour reprendre le terme de Changeux (Changeux, 1983) aux nouvelles fonctions uniques chez l’homme, telles que la lecture (Dehaene, 2007).

Comment cette adaptation se met-elle donc en place pour la lecture ? Puisque tout le monde doit acquérir cette capacité au cours de l’enfance, dans la section suivante nous allons voir dans un premier temps comment l’enfant apprend à lire. Un aperçu sur des déficits en lecture, développementaux ou acquis, nous donnera par ailleurs des indices sur le mécanisme de lecture.