I.2.2.3. L’alexie pure

A l’inverse de la dyslexie, l’alexie pure n’est pas un trouble développemental apparaissant au cours de l’apprentissage de la lecture mais acquis à l’âge adulte, fréquemment à la suite d’un infarctus de l’artère cérébrale ou d’un accident.

En 1892, le neurologue français Joseph-Jules Déjerine observe, pour la première fois, que la lésion d’une partie des aires visuelles de l’HG entraîne une perte sélective des capacités de lecture, connue aujourd’hui sous le nom d’«alexie pure». Certes, des déficits visuels sont observés chez ce patient – il ne voit plus bien (moins net) et ne distingue plus les couleurs (hémi-achromatopsie) dans la partie droite de l’espace. Néanmoins, ces déficits ne suffisent pas à expliquer la perte sélective de la capacité à reconnaître des mots. On la qualifie de « pure » dans la mesure où le langage oral et l’écriture sont intacts; la reconnaissance visuelle des objets, des visages, des dessins et des chiffres reste largement préservée (on parle donc aussi d’ « alexie sans agraphie »); de même que la reconnaissance tactile ou gestuelle des lettres. Tandis que ce patient n’a jamais pu réapprendre la signification des lettres et des mots, l’autopsie quatre ans plus tard révèle des lésions affectant la partie postérieure dans l’hémisphère gauche – le lobe occipital et plus particulièrement les circonvolutions de la pointe occipitale, de la base du cunéus, ainsi que de celle du lobule lingual et du lobule fusiforme (Bub et al., 1993 ; Damasio and Damasio, 1983 ; Dehaene, 2007).

Pour expliquer le fait que la lésion touchant les aires visuelles affecte sélectivement la lecture, Déjerine propose qu’il existe un « centre visuel des lettres » dans le cerveau localisé au niveau du gyrus angulaire (Damasio and Damasio, 1983). D’après lui, ce centre lui-même resterait intact chez son patient alexique mais la lésion perturberait la transmission des informations visuelles vers ce centre chez son patient alexique, ou autrement dit, le « centre visuel des lettres » serait déconnecté. Ainsi, ce patient est capable de voir les formes des lettres et de les traiter comme des objets visuels, mais il n’est pas capable de les reconnaître comme formant des mots. Depuis les observations de Déjerine, de nombreux cas d’alexie pure ont été étudiés. Ces patients sont similaires au cas rapporté par Déjerine, montrant le même tableau clinique caractéristique. Cependant, une source de variabilité sépare nettement deux catégories de patients (Hanley and Kay, 1996). Certains d’entre eux, comme le cas rapporté par Déjerine, ne parviennent plus à lire ni les mots ni les lettres ; d’autres, cependant, conservent la capacité à nommer les lettres et parviennent à déchiffrer les mots par le biais d’une procédure lettre-par-lettre. Pour ces derniers, le déficit se caractérise par un extrême ralentissement du temps de lecture, proportionnel au nombre de lettres que comprend le mot.

Grâce à l’IRM, il est aujourd’hui possible d’observer in vivo les lésions de patients alexiques. Cohen et al. (2000) ont proposé que des lésions ou dysconnexions dans une région occipito-temporale ventrale, siège de la « forme visuelle des mots » d’après eux, seraient responsables de l’alexie pure au niveau neurologique (Cohen et al., 2000, 2003 ; Epelbaum et al., 2008),. Pourtant, ce rapport reste discuté (Hillis et al., 2005; Price and Devlin, 2003); voir aussi Chapitre I.2.4.2). Il faut noter que les patients alexiques ont souvent une lésion étendue, et malgré l’absence d’agraphie, d’aphasie, ou de déficit d’épellation orale, ont été souvent rapportés des difficultés dans la dénomination de couleur et dans le traitement perceptuel des images (Damasio and Damasio, 1983 ; Behrmann et al., 1998; Warrington and Shallice, 1980; voir aussi Price and Devlin, 2003). Tout cela rend complexe l’explication de l’alexie pure.

Bien que le rôle exact de la région occipito-temporale ventrale reste discuté, de nombreuses études sur l’apprentissage de la lecture et sur les déficits en lecture s’accordent sur le fait que cette région joue un rôle critique dans la lecture de mots. Avant de discuter et de préciser la fonction de la région occipito-temporale ventrale dans la lecture, dans la section suivante nous présenterons les modèles de lecture de mots pour avoir une vue panoramique.