I.2.4.2. La région occipito-temporale ventrale (OTv) gauche

Suite à une série d’expériences, Cohen, Dehaene et leurs collègues ont montré que la région OTv gauche (la « VWFA ») s’active pour les mots/pseudomots écrits indépendamment de l’hémichamp visuel dans lequel les mots/pseudomots sont présentés, de la casse et de la police des mots, et moins ou pas pour les séquences de consonnes; elle répond en outre aux mots/pseudomots lus mais pas aux mots entendus (Cohen et al., 2000, 2002 ; Cohen & Dehaene, 2004; Dehaene et al., 2001). D’autres études ont aussi observé l’activité de la région OTv gauche dans la lecture indépendamment de la langue utilisée. Cette région est aussi activée dans les systèmes d’écriture alphabétique où la lecture se fait de droite à gauche comme en hébreu (Hasson et al., 2002; Wright et al., 2008; Baker et al., 2007), et les systèmes logographiques tels que les caractères Kanji et le chinois (Kuo et al., 2001; Nakamura et al., 2005) .

Selon Cohen et al. (Cohen et al., 2000, 2002, 2003; Epelbaum et al., 2008), cette région est le site anatomique correspondant à la « région de la forme visuelle des mots », autrement dit, elle est la région responsable de l’expertise perceptuelle en lecture (McCandliss et al., 2003; Cohen et al., 2000, 2008 ; Dehaene et al., 2005).

Suivant cette proposition, ces auteurs proposent par ailleurs qu’une lésion ou une déconnexion de cette région soit « presque toujours » liée à l’alexie pure. Pourtant, ce rapport reste discuté (Hillis et al., 2005 ; Price & Devlin, 2003). Hillis et al. (Hillis et al., 2005), par exemple, ont montré chez 61 patients dans les 24 h suivant l'apparition d’un grave accident ischémique cérébral gauche, qu’il n’y a pas de rapport évident entre la lésion/dysfonctionnement de la région VWFA et le déficit en lecture dans une tâche de décision lexicale (Tableau I.1).

Tableau I.1 Le rapport entre la lésion/dysfonctionnement de la région VWFA et le déficit dans tâche de décision lexicale, d’après Hillis et al. (2005).

La fonction de cette région elle-même reste aussi discuté (Cohen & Dehaene, 2004 versus Price and Devlin, 2003). Tandis que certaines études ont proposé que cette région répond spécifiquement aux mots visuels (Hasson et al., 2002 ; Cohen and Dehaene, 2004 ; Dehaene et al., 2005), d’autres études tendent à réfuter sa spécialisation en montrant que cette région est aussi activée lors de la dénomination des objets (visuels) (Moore & Price, 1999 ; McCrory et al., 2005), ou en absence d’entrée visuelle (Booth et al., 2003 tâche de décision orthographique pour les mots entendus ; Buchel et al., 1998 lecture de braille). Cette question sur la spécification reste donc encore ouverte.

Une question cruciale concernant la fonction de la région OTv est donc de savoir si cette région sert bien de « région de la forme visuelle des mots » comme proposé par Cohen et al. (2000)? Pour répondre à cette question, il faut d’abord clarifier ce terme « région de la forme visuelle des mots ». Comme décrit dans la section I.2.3.2.2 que je résume grossièrement ici, il y a deux types de proposition sur « la région de la forme visuelle des mots ». La première proposition la considère comme étant dédiée à la voie directe pour les mots (Coltheart, 1978, 2001 ; Morton & Patterson, 1980) et la deuxième la considère comme étant commune aux deux voies pour les unités orthographiques plus petites (Warrington and Shallice, 1980). Etant donné que les études précédentes ont constaté systématiquement l’activation de la région OTv pour les pseudomots autant que pour les mots, évidemment, si cette région sert de « région de la forme visuelle des mots », elle serait du deuxième type comme proposé par Warrington & Shallice, 1980). Selon ce genre de modèles, plutôt que de traiter la forme visuelle de mots pré-appris, elle segmenterait, de manière parallèle, les séquences de lettres en unités familières ordonnées de taille variable, qui peuvent être des graphèmes, des syllabes, des morphèmes ou des mots entiers selon l’expérience perceptuelle du lecteur (Warrington et Shallice, 1980).

Une version plus élaborée a été plus tard proposée par Dehaene et al. (2005) dans un modèle de la reconnaissance de mots (Figure I.15). Selon ce modèle, les caractères alphabétiques sont d’abord analysés par une cascade d’aires visuelles successives s’étendant de V1 à V4. Les neurones des aires V1, V2, V4 (et probablement V8) possèdent un champ récepteur de plus en plus grand, et apprennent à identifier une conjonction de réponses des neurones du niveau immédiatement inférieur. Cela permet de former une représentation bilatérale de plus en plus abstraite. Par la suite, ce système converge vers la région OTv gauche qui ensuite projette vers les régions antérieures de l’HG impliquées dans les traitements phonologiques, lexicaux et sémantiques (Cohen et al., 2003 ; Dehaene et al., 2005). A mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des aires corticales apparaissent des neurones de plus en plus spécialisés pour la lecture.

Figure I.15

Gardons à l’esprit, néanmoins, que tandis que ce modèle propose un mécanisme pour extraire les informations orthographiques invariables (de position, de casse, de taille, etc.) des mots, ce mécanisme est limité dans certaines conditions selon les auteurs (Dehaene et al., 2005 ; Cohen et al., 2008). Au niveau de la rotation, par exemple, le processus parallèle proposé par ce modèle est limité dans un degré inférieur à 40-60° (Cohen et al., 2008). Selon les auteurs, cela s’explique par la sensibilité des neurones détecteurs de la combinaison de lettres (e.g. bigrammes ou morphèmes) à l’ordre des lettres (autrement dit, leurs positions relatives).

[Exemple donné par les auteurs : les neurones détecteurs du bigramme « en » sont sensibles à la combinaison entre les neurones détecteurs de la lettre « e » et ceux de la lettre « n » mais seulement sous la condition que la lettre « e » soit située à gauche de la lettre « n », et ils tolèrent avec une limite la présence de quelques lettres quelconques entre les deux lettres qu’ils préfèrent (dont « sein » ou « cerne » pour « en ») et de petit déplacements de mots (Dehaene et al., 2005)].

Selon ce modèle, si l’on manipule complètement le format d’affichage des mots (ex. en vertical) rendant les combinaisons de lettres visuellement non-familières, ce système ne sera pas activé au-delà des lettres (donc non la région OTv), comme nous allons le discuter plus tard dans la section I.4 et l’examiner dans le chapitre III.

Bien que ce débat sur la fonction de la région OTv dans la lecture de mots ne soit pas terminé, il est incontestable que cette région, qui se situe dans la voie visuelle ventrale, joue un rôle très important dans la lecture des mots en modalité visuelle. Un objectif majeur de ma thèse se focalisera donc sur la clarification de la fonction de cette région dans la lecture de mots. Tandis qu’une approche repose sur la manipulation du format d’affichage des mots, une autre approche majeure impliquée dans nos travaux sera d’étudier l’activité OTv lors de la lecture de mots chez les individus dominants hémisphériques gauches (HG) typiques versus chez les individus dominants hémisphériques droits (HD) atypiques pour le langage. Ce dernier paradigme permet de distinguer le traitement visuel pur de l’aspect lié au langage lors de la lecture de mots. Le chapitre suivant tend à faire une revue autour de la latéralisation cérébrale du langage sur la base de nos connaissances actuelles.