I.3.2. Latéralisation chez les animaux comme chez l’homme

Pendant plus d’un siècle, on avait considéré la latéralisation cérébrale comme un marqueur du développement de l’être humain mais non des autres animaux. Cependant, les études chez l’animal au cours des trois dernières décennies ont mis en évidence que la latéralisation cérébrale des fonctions n’existe pas seulement chez l’homme mais aussi chez les animaux. Il est intéressant d’étudier les latéralisations chez l’animal non seulement pour leur importance dans l’étude de ces espèces elles-mêmes et à l’échelle de l’évolution, mais aussi pour élucider les mécanismes généraux sous-jacents aux dissymétries cérébrales fonctionnelles.

L’une des observations les plus frappantes est la similitude entre les dissymétries chez les oiseaux chanteurs (eg. pinsons et canaris) et chez l’homme, bien que ces deux espèces soient éloignées sur l’échelle de l’évolution. Si le chant des oiseaux est contrôlé par une série de mécanismes assez complexes, on le comprend mieux aujourd’hui grâce aux études menées dans des disciplines variées – endocrinologie, physiologie nerveuse, éthologie, évolution, génétique, etc. (Aronov et al., 2008). Le système vocal des oiseaux est constitué d’une série d’anneaux qui agissent sur la syrinx, une structure où passe l’air. La moitié gauche et la moitié droite de la syrinx sont contrôlées indépendamment par les nerfs hypoglosses gauche et droit. Nottebohm et al. (1994) ont montré que la section de l’hypoglosse gauche chez les oiseaux adultes entraînait de spectaculaires changements dans leur chant : les oiseaux peuvent encore apprendre un nouveau chant qui est contrôlé par l’hypoglosse droit, mais ce chant n’est plus parfait – la plupart des composantes du chant sont en effet remplacées soit par le silence soit par des sons modulés. Au contraire, la section de l’hypoglosse droit n’a que des effets minimes sur le chant (Nottebohm, 1994). Les dissymétries dans le contrôle du chant des oiseaux s’expriment également aux niveaux supérieurs du contrôle vocal dans le cerveau, les lésions de l’HG produisant des résultats semblables à ceux observés après lésions de l’hypoglosse gauche. Les études récentes ont identifié plus précisément que deux circuits neuronaux majeurs sont liés au contrôle du chant chez ces oiseaux: la voie prosencéphale antérieure et la voie motrice (Aronov et al., 2008). Etant donné les grandes similitudes entre le chant des oiseaux et la parole humaine, les oiseaux chanteurs sont devenus un modèle reconnu pour étudier la spécialisation hémisphérique. On comprend ainsi l’importance de mieux comprendre le mécanisme sous-tendant le chant chez les oiseaux chanteurs, ce qui pourrait fournir des informations majeures sur la latéralisation cérébrale pour le langage chez l’homme.

Les oiseaux chanteurs ne sont pas les seules espèces qui montrent des dissymétries. Plusieurs parallèles ont aussi été observés chez différentes espèces, par exemple, les singes (Hauser and Andersson, 1994), les souris (Ehret, 1987), etc.

Plutôt que d’examiner la dissymétrie d’une seule fonction, une série d’études menée par Rogers et ses collèges (Vallortigara and Rogers, 2005; Rogers et al., 2000, 2004) a essayé d’expliquer l’avantage de la combinaison des dissymétries de différentes fonctions et d’identifier leurs mécanismes sous-jacents. Les auteurs ont examiné les latéralisations fonctionnelles chez les poussins en utilisant une « double » tâche (dual task) − l’HG était utilisé pour contrôler le picorement et simultanément, l’HD servait à surveiller le ciel pour détecter un éventuel prédateur (Figure I.17). Un groupe de poussins a été exposé à la lumière avant l’éclosion et un autre groupe a été incubé dans le noir. Parce-que l’exposition à la lumière renforce la latéralisation visuelle des poussins, les poussins exposés à la lumière étaient fortement latéralisés, alors que ceux incubés dans noir l’étaient faiblement. Les auteurs ont montré que les poussins bien latéralisés ont détecté le (modèle) prédateur plus tôt par rapport à ceux faiblement latéralisés, au moins avec l'œil gauche (c'est-à-dire, quand les stimuli étaient projetés dans l’HD). Dans une autre expérience, les poussins bien latéralisés ont mieux appris à picorer les grains placés contre des cailloux par rapport à ceux moins latéralisés. Cela indique que la latéralisation de ces deux tâches dans des hémisphères différents améliore les performances comportementales (Vallortigara & Rogers, 2005). Cette étude suggère donc qu’un avantage crucial de la latéralisation est l’augmentation de la capacité neurale, la spécialisation d’un hémisphère pour une tâche permettant de laisser l’autre hémisphère libre pour répondre à d’autres tâches. Un autre avantage, selon les auteurs, est que vraisemblablement la dominance hémisphérique peut éviter l’activation simultanée de réponses incompatibles avec les yeux situés latéralement, les vertébrés n’ayant pas un cou mobile.

Figure I.17

Cependant, ces avantages chez les vertébrés ne peuvent pas expliquer pourquoi la latéralisation est alignée dans la même direction au niveau de la population. Chez certains vertébrés ainsi que chez l’homme, des asymétries « directionnelles » sont en effet observées au sein de la population (i.e. >50% de la population présentent des asymétries dans le même sens). De plus, les précédentes études suggèrent l’existence d’un pattern commun de latéralisation parmi les vertébrés (voir Vallortigara & Rogers 2005 pour une revue générale). Jusqu'à présent, le mécanisme sous-jacent des asymétries au niveau de la population reste à identifier. Une hypothèse est que les contraintes sociales forceraient les individus d’un groupe à aligner leurs dissymétries (Vallortigara & Rogers 2005).

D’autre part, les avantages de la latéralisation au niveau individuel chez les poussins ne semblent pas être adaptés aux latéralisations fonctionnelles chez l’homme. Knecht et ses collègues (Knecht et al., 2001), par exemple, ont montré que les participants ne présentant pas de dominance hémisphérique pour le langage (i.e. bilatéraux) ne sont pas moins rapides lors du traitement linguistique que les participants dominants HG (typiques). De plus, la non-dominance HG (dominance HD ou bilatéralité) du langage n’est associée à aucune dépense supplémentaire (perte d’efficacité) ou singularité.

Bien que les études sur les dissymétries chez l’animal ne puissent pas répondre à toutes les questions soulevées sur la latéralisation cérébrale, ces recherches ont des implications importantes pour notre compréhension de l’origine de la dissymétrie chez l’homme. La présence des dissymétries chez des animaux réfute l’idée que la latéralisation cérébrale soit uniquement liée aux capacités linguistiques supérieures, et nous permet d’approfondir la connaissance des fondements originels de la dissymétrie cérébrale humaine.