I.4. Synthèse et Problématique générale

Si le langage a évolué au cours du temps, reposant probablement sur des mutations du génome et la sélection naturelle, la lecture est une compétence humaine relativement récente qui utilise des structures occipito-temporales qui n’étaient pas conçues dans le but de lire (Dehaene et al., 2005). Pourtant, nous possédons un mécanisme efficace et parallèle d’appréhension des lettres. Un adulte bien entrainé peut identifier plus de 10 caractères en une fraction de seconde et le temps de lecture des mots dépend peu de leur longueur (Nazir et al., 2004; Young and Ellis, 1985).

De nombreuses études concernant la lecture ont été menées depuis plus d’un siècle et ce champ d’étude regroupe des travaux de recherche dans des domaines variés. A partir des données des populations saines ainsi que des personnes souffrant de déficits en lecture, le processus de traitement d’un mot écrit a été grossièrement identifié (Price et al., 2000; Jobard et al., 2003 ; Démonet et al., 2005). Les études s’accordent généralement sur le postulat de la lecture de mots à deux voies: la voie directe (ou d’adressage) et la voie indirecte (ou d’assemblage). La théorie de la lecture à deux voies a aussi été constatée dans les études sur le développement de la lecture chez les enfants et chez les dyslexiques / alexiques (Frith, 1985 ; Coltheart, 1973 ; Démonet et al., 2004 ; Vinckier et al., 2006).

Pourtant, tandis que la plupart des processus principaux et des régions cérébrales sous-tendant ces processus sont grossièrement cohérents entre les études, certains processus ainsi que certaines régions cérébrales impliquées dans la lecture restent discutés. La fonction de la région OTv gauche, qui se situe dans la voie visuelle ventrale, reste une question importante encore débattue à l’heure actuelle. Pour certains chercheurs, cette région est le site anatomique de la « région de la forme visuelle des mots » et correspond à l’expertise perceptuelle en lecture (Cohen et al., 2000, 2008; McCandliss et al., 2003; Dehaene et al., 2005). L’expertise perceptuelle en lecture est utilisée ici pour son sens plus général en indiquant un traitement rapide et parallèle pour les unités orthographiques familières plus petites que les mots (e.g. graphèmes, syllabes, morphèmes ou mots entiers), de taille variable selon l’expérience perceptuelle du lecteur (Dehaene et al., 2005). Selon Dehaene et al. (2005), cette expertise de la reconnaissance de mots invariables est sous-tendue par une hiérarchie de neurones détecteurs (des plus postérieurs aux plus antérieurs) qui permet d’identifier les combinaisons locales des caractéristiques visuelles ; à condition que les stimuli ne dépassent pas un certain seuil de dégradation (Deheane et al., 2005 ; Cohen et al., 2008). Néanmoins, tandis qu’il est incontestable que cette région joue un rôle très important dans la lecture des mots en modalité visuelle, d’autres chercheurs ont proposé que la région OTv gauche serve plutôt de « carrefour » entre l’entrée visuelle et les processus langagiers (phonologique ou sémantique) (Hillis et al., 2005 ; Vigneau et al., 2005). Alors, cette région correspond-elle à l’expertise perceptuelle en lecture comme proposé par Cohen, Dehaene et leurs collèges ? Est-elle impliquée dans le traitement visuel de bas niveau ou sert-elle plutôt d’interface entre l’entrée visuelle et les processus langagiers? Pourquoi est-elle latéralisée dans l’HG précocement lors du développement des capacités de lecture?

Les études récentes sur la latéralisation fonctionnelle ont montré que malgré une latéralisation fonctionnelle à gauche pour le langage chez la majorité de la population, une minorité de la population a développé un langage latéralisé dans l’HD (Knecht et al., 2000). Ces études nous ouvrent une nouvelle voie pour étudier le réseau cérébral sous-tendant la lecture, comme nous le décrirons par la suite.

Ce travail de thèse a pour but de mieux comprendre la fonction de la région occipito-temporale ventrale (OTv) gauche dans la lecture des mots, et particulièrement la relation entre cette région et les régions langagières antérieures, ainsi que son rôle dans l’expertise perceptuelle en lecture. Un deuxième objectif est d’examiner le lien entre la latéralisation cérébrale du langage et l’avantage du champ visuel droit (CVD) lors de la lecture des mots.

Dans une première étude en potentiels évoqués (Chapitre II), une question sera posée sur l’origine de la latéralisation fonctionnelle de la région OTv liée à la lecture des mots. Etant donné que le rôle fonctionnel de la région OTv se développe avec l’entraînement en lecture (Maurer et al., 2005; Brem et al., 2006) et que la lecture de mots en modalité visuelle comprend une composante linguistique ainsi qu’une composante visuelle, la latéralisation fonctionnelle (à gauche) de cette région lors de la lecture des mots peut être de deux origines. Elle pourrait être expliquée par une spécialisation du traitement précis des informations visuelles de bas niveau dans l’HG, ou autrement, par sa communication avec des régions cérébrales antérieures dans l’HD sous-tendant la production du langage. Ces deux hypothèses seront examinées en comparant deux populations ayant une dominance hémisphérique inversée pour la production de langage, à savoir une population avec une dominance HG « typique » versus une population avec une dominance HD « atypique ». Cette comparaison nous permettra la dissociation potentielle entre la latéralisation des processus visuels et des processus langagiers, et d’apporter des indications sur la fonction de la région OTv gauche.

Une deuxième étude, réalisée en IRMf, se focalisera plus particulièrement sur la fonction de la région OTv en relation avec l’expertise perceptuelle en lecture, autrement dit, sert-elle de « région de la forme visuelle des mots » comme proposé par Cohen et al. (Cohen et al., 2000, 2008 ; McCandliss et al., 2003 ; Dehaene et al., 2005)? L’expertise perceptuelle en lecture se caractérise par un traitement rapide et parallèle (des lettres) au niveau des mots (Aghababian and Nazir, 2000; Nazir et al., 2004) ou dans un sens plus général, au niveau variable d’unités orthographiques familières plus petites que les mots, telles que des morphèmes ou bigrammes (Warrington & Shallice, 1980), ce dernier point ayant été élaboré dans le modèle de Dehaene et al. (2005). Dans cette étude, nous manipulerons le format d’affichage des mots (horizontal versus vertical) afin d’examiner l’expertise perceptuelle en lecture. Cette manipulation devrait éliminer l’expertise perceptuelle même dans son sens plus général (pour les unités orthographiques familières plus petites que les mots) comme Dehaene et al. (2005) et Cohen et al. (2008) l’ont indiqué dans leur modèle. Manipuler le format d’affichage devrait aussi éliminer ou au moins modifier le profil d’activation de la région OTv gauche si cette activation correspond à l’expertise perceptuelle en lecture. Cette manipulation nous permettra donc d’examiner la fonction de la région OTv gauche en relation avec l’expertise perceptuelle en lecture. Dans cette étude, nous répliquerons en outre les résultats de notre 1ère étude pour avoir une image claire et précise des mécanismes de lecture au niveau individuel, particulièrement pour les individus dominants HD.

Ensuite dans la troisième étude, nous évaluerons le rapport entre la latéralisation hémisphérique pour le langage et l’asymétrie fonctionnelle du champ visuel dans la lecture de mots, en mesurant les performances d’identification de mots avec des excentricités différentes dans les deux champs visuels pour des individus ayant une dominance hémisphérique inversée pour le langage (identifiée dans la 2ème étude en IRMf). Si la dominance hémisphérique pour le langage est le seul facteur pouvant expliquer l’avantage du champ visuel, nous devrions observer un avantage inversé (i.e. l’avantage du CVG, autant latéralisé) pour les individus dominants HD ; l’inverse suggèrerait que d’autres facteurs tels que les propriétés linguistiques, la direction de lecture, et/ou l’attention entrent en jeu. Une manipulation du format sera aussi réalisée pour examiner les effets liés à un certain système d’écriture. Cette étude nous permettra de mieux comprendre l’origine de l’avantage du CVD dans la lecture.