Chapitre II. La lecture de mots dans un cerveau atypique – une étude en potentiels évoqués

Cette étude a donné lieu à une publication dans la revue Journal of Cognitive Neurosciences (Cai, Lavidor, Brysbaert, Paulignan & Nazir, 2008).

II.1. Introduction

En dépit des considérables limites de notre système visuel, nous sommes capables d’identifier plus de 10 caractères en une fraction de seconde – au moins lorsque les mots sont présentés dans un format familier, au centre ou à droite du point de fixation du regard (Nazir et al., 2004 ; Young & Ellis, 1985). Grâce aux techniques d’imagerie, pendant la dernière décennie, de nombreuses études portant sur le mécanisme cérébral sous-jacent à l’expertise en lecture ont permis d’approfondir notre connaissance sur la lecture des mots. Un phénomène remarquable notamment est la latéralisation précoce des structures sous-tendant la lecture dans l’hémisphère gauche (HG). La région occipito-temporale ventrale (OTv) gauche est ainsi activée vers 150-200 ms après l’apparition des mots. Cohen et al. suggèrent que cette région joue un rôle crucial dans le traitement visuel des mots en extrayant la représentation orthographique invariante d’informations visuelles. Des études ultérieures ont montré que cette région répond de façon privilégiée aux stimuli orthographiques par rapport aux chiffres (Polk and Farah, 2002) ou formes géométriques (Gros et al., 2002), indépendamment de la casse ou de la fonte des lettres ou encore de la position des stimuli dans le champ visuel (Dehaene et al., 2004; Cohen et al., 2000).

Pourquoi l’activité de cette région est-elle latéralisée à l’HG pendant la lecture? La lecture et l’écriture sont des compétences humaines récentes utilisant des structures occipito-temporales qui n’étaient pas initialement dédiées à la lecture (Dehaene et al., 2005), et le rôle fonctionnel de la région OTv se développe avec l’entraînement en lecture (Brem et al., 2006; Maurer et al., 2005). Il est évident que le traitement visuel des mots comprend une composante linguistique ainsi qu’une composante visuelle. La latéralisation fonctionnelle à gauche de la région OTv pendant la lecture des mots pourrait ainsi être de deux origines.

D’une part, cette latéralisation pourrait être expliquée par une spécialisation du traitement précis des informations visuelles de bas niveau dans l’HG. Des études d’électrophysiologie et d’IRMf ont déjà suggéré que dans la région OTv émerge une expertise visuelle « domaine-spécifique » pour plusieurs catégories de stimuli visuels, à savoir les oiseaux et les chiens (Tanaka and Curran, 2001), les voitures (Gauthier et al., 2003), les bâtiments, les visages et les sculptures (Grill-Spector et al., 2006; Malach et al., 2002), et les empreintes digitales (Busey and Vanderkolk, 2005). D’après Malach et al. (2002), cette région corticale (OTv) de haut niveau formerait une extension naturelle du cortex rétinotopique précoce, les principes de l’organisation topographique du cortex visuel précoce s’étendant à cette région qui comprend aussi un plan ordonné par excentricité. La topographie des représentations des objets dans cette région serait en gros contrainte par les demandes d’acuité lors de l’acquisition, de manière « bottom-up ». Autrement dit, les processus nécessitant une analyse fine seraient traités initialement dans la région OTv qui reçoit des afférences des représentations fovéales, tandis que les processus reposant sur l’intégration à grand échelle seraient traités dans d’autres régions corticales recevant des informations des représentations périphériques. Suivant cette logique, la région OTv traitant les mots visuels ne serait pas spécifique aux stimuli linguistiques (voir aussi Devlin et al., 2006; Xue et al., 2006; Price & Friston, 2005), et la latéralisation fonctionnelle de cette région lors de la lecture des mots résulterait du fait que le cortex visuel gauche serait plus efficace lors du traitement des informations visuelles fines.

D’autre part, la région OTv pourrait être latéralisée à gauche en raison de sa communication avec d’autres régions cérébrales antérieures sous-tendant la production du langage (en particulier le cortex frontal inférieur). D’après ce point de vue, la latéralisation fonctionnelle de la région OTv serait modulée par la latéralisation de la région sous-tendant la production du langage (Hillis et al., 2005; Kosslyn, 1987). Des études précédentes ont révélé que chez la plupart des individus, l’HG est dominant pour les fonctions concernant la parole (Szaflarski et al., 2002; Pujol et al., 1999; Knecht et al., 2000). Puisque l’élaboration de formes phonologiques et orthographiques repose essentiellement sur l’accès au système linguistique (Hillis et al., 2005), la latéralisation fonctionnelle de la région OTv lors de la reconnaissance visuelle des mots pourrait indiquer qu’elle se développe comme une partie d’un réseau langagier plus étendu. Cette hypothèse implique donc que l’implication de la région OTv dans la lecture de mots résulte d’un effet « top-down » des structures linguistiques dans le lobe frontal nécessaires au traitement des mots (voir aussi Hillis et al., 2005)

L’objectif de notre étude est d’examiner l’origine de la latéralisation fonctionnelle de la région OTv pendant le traitement visuel de mots et son rapport avec la latéralisation du cortex frontal sous-tendant la production du langage. Deux populations avec une dominance hémisphérique inversée pour le langage seront examinées et comparées, ce paradigme nous permettant de dissocier les deux hypothèses, visuelle et linguistique, quant aux origines potentielles de la latéralisation de la région OTv. Nous déterminerons d’abord la dominance hémisphérique pour la production du langage pour chaque participant, ce qui nous permettra de grouper les participants en deux types : ceux avec une dominance HG typique et ceux avec une dominance hémisphérique droite (HD) atypique. Ensuite, nous examinerons la latéralisation de la région OTv pour ces deux groupes séparément pendant la lecture de mots en utilisant le paradigme de Cohen et al. (2000) qui a conduit à évoquer l’existence de l’« aire de forme visuelle de mots (VWFA) ». La latéralisation de l’activité OTv sera ensuite comparée entre le groupe de participants typiques (dominants HG pour la production du langage) et le groupe de participants atypiques (dominants HD).

Dans le but de former deux groupes de participants avec une dominance inversée pour le langage, nous nous focaliserons sur une population de gauchers pour identifier des participants dominants HD atypiques, un paradigme en EEG permettant d’identifier la latéralisation du langage. Une récente étude sur une population de 326 personnes a montré que la probabilité d’avoir une dominance atypique pour le langage est plus forte pour les gauchers (27% des gauchers fortement latéralisés dans la population testée) que pour les droitiers (4% des droitiers fortement latéralisés) (Knecht et al., 2000 ; voir aussi Chapitre I.3.1). Ainsi, dans notre étude, nous avons recruté des individus gauchers fortement latéralisés afin d’augmenter la probabilité de trouver des individus dominants HD atypiques. Pour évaluer la latéralité de la production du langage, nous utiliserons un paradigme en potentiels évoqués proposé par Rowan et al. (2004). Dans ce paradigme, on demande aux participants de générer un verbe en réponse à un nom présenté (e.g. balai - balayer). Cette tâche est connue pour révéler de manière robuste les effets de la latéralisation du langage dans le cortex frontal inférieur (Rowan et al., 2004; Thiel et al., 1998; Petersen et al., 1988). Rowan et al. (2004) ont mis en évidence un potentiel négatif (soutenu) lié à la génération de verbes dans la région frontale inférieure (partie dorsale), plus négatif dans l’hémisphère dominant du langage (identifié par IRMf) (voir aussi Thomas et al., 1997). Dans notre étude les individus avec une dominance HG ou HD (mais pas les individus bilatéraux, ne présentant aucun avantage d’un hémisphère sur l’autre) seront inclus dans les analyses de la deuxième expérience sur la latéralité de la région OTv pendant la lecture de mots.

Afin d’identifier la latéralité fonctionnelle de la région OTv, nous utiliserons un protocole d’expérience très proche de celui de Cohen et el. (2000) (voir aussi chapitre I.2.4 pour ses méthodes et résultats), en présentant des mots pour une durée limitée dans le champ visuel gauche (CVG) ou le champ visuel droit (CVD). Cohen et al. (2000) ont montré que, quel que soit le champ visuel dans lequel les mots sont présentés, l’activité corticale converge dans la région OTv gauche chez les participants droitiers. Nous utiliserons ce paradigme pour examiner la latéralisation de l’activité OTv pendant la lecture de mots chez les participants dominants HD atypiques pour la production du langage.

Notre hypothèse est simple. Si l’asymétrie hémisphérique pour le traitement de l’information visuelle de bas-niveau est responsable de la latéralisation de l’activité OTv pendant la lecture des mots, nous devrions observer une latéralisation toujours à gauche pour cette région, indépendamment de la latéralisation du langage définie dans la tâche de génération de verbes. Au contraire, si la latéralisation de l’activité de la région OTv dérive de la latéralisation des structures antérieures sous-tendant le langage, nous devrions observer une corrélation entre la latéralité mesurée dans la tâche de génération de verbes et la latéralité mesurée dans la tâche de lecture de mots parafovéaux (Figure II.1).

Figure II.1