Chapitre III. La région occipito-temporale ventrale et l’expertise perceptuelle en lecture

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III.1. Introduction

Si les études précédentes sont cohérentes sur l’importance de l’implication de la région OTv dans la lecture des mots écrits, elles ne s’accordent pas sur le rôle de cette région dans ce processus. Tandis que certains chercheurs proposent que la région OTv est dédiée à l’extraction des informations orthographiques invariantes via une hiérarchie postérieur-à-antérieur de détecteurs (neurones) de combinaisons locales (Dehaene et al., 2005; Dehaene et al., 2004), d’autres suggèrent que le rôle fonctionnel de cette région soit défini variablement dans le réseau des régions cérébrales impliqué dans une certaine tâche (Devlin et al., 2006; Nazir et al., 2004; Price & Devlin 2003; Reinke et al., 2008).

Les résultats des études en tractographie en tenseur de diffusion (DTI, « diffusion tensor imaging ») soutiennent cette dernière supposition au niveau anatomique, en montrant que la connectivité fronto-temporale est plus étendue dans l’HG que dans l’HD (Powell et al., 2006). Cette connexion entre le cortex frontal et le gyrus temporal moyen/inférieur (comprenant l’aire de Wernicke mais de manière beaucoup plus étendue) via le faisceau arqué est saillante chez l’homme mais absente ou fortement réduite chez les primates non-humains (Rilling et al., 2008 ; voir Figure I.1). Les études en connectivité fonctionnelle (Bitan et al., 2006; Mechelli et al., 2005) et les études électrophysiologiques (Pammer et al., 2004) ont aussi proposé une connectivité fonctionnelle entre les régions frontales langagières et la région OTv.

Les résultats de notre 1ère étude en potentiels évoqués sont aussi en faveur de cette proposition. En analysant les potentiels évoqués des participants ayant pour langue maternelle le français avec la latéralisation HG (typique) ou avec la latéralisation HD (atypique), nous avons montré que l’activité occipito-temporale pendant la lecture est latéralisée à l’hémisphère dominant pour la production du langage, indépendamment du champ visuel dans lequel les mots sont affichés. Ainsi, bien que la région occipito-temporale appartienne à la voie visuelle ventrale, il semble que son activité soit modulée par les structures frontales impliquées dans le traitement du langage.

Bien que ces résultats convergent pour suggérer une liaison entre les régions occipito-temporales dans la voie ventrale et les régions langagières antérieures, nous ne pouvons pas exclure la possibilité que la région OTv gauche pourrait encore servir de « région de la forme visuelle des mots », ou autrement dit, qu’elle pourrait remplir un rôle dans l’expertise perceptuelle en lecture (Cohen et al., 2000, 2008 ; Cohen & Dehaene, 2004 ; Dehaene et al., 2005 ; McCandliss et al., 2003). L’expertise en lecture, se caractérisant par un traitement rapide et parallèle (des lettres) au niveau des mots, est acquise lors de l’apprentissage de la lecture et dépend de la familiarité visuelle des mots ( Nazir 2000 ; Huckauf and Nazir, 2007). Pour Dehaene et al. (2005 ; voir aussi Cohen et al., 2008), cette expertise consiste en une extraction (rapide et parallèle) des informations invariantes (de casse de lettres, de position, de taille, etc.) des unités orthographiques familières de taille variable plus petites que les mots entiers, de manière « feed-forward » et avec une tolérance pour les dégradations légères (un ou deux espaces entre les lettres ou une rotation < 40°, etc ; cf. Grainger and Whitney, 2004) (voir Chapitre I.2.4 pour détails). Cette expertise perceptuelle en lecture décrite par ces auteurs serait donc partagée par les mots et les pseudomots, au niveau des morphèmes ou bigrammes selon Dehaene et al. (2005). Cette hypothèse semble donc capable d’expliquer, dans le cadre de l’expertise perceptuelle en lecture, l’activité de cette région également pour les mots de casse « MiXtE » et pour les pseudomots. Alors, le rapport entre la région OTv et l’expertise perceptuelle en lecture est-il invulnérable ?

Bien que l’expertise perceptuelle en lecture soit élaborée dans un sens plus général dans ce modèle, elle repose toujours sur la familiarité d’unités orthographiques (les morphèmes ou les bigrammes). Tandis que ce mécanisme extrait les informations orthographiques invariables (de position, de casse de lettres, de taille, etc.) des mots, les neurones détecteurs de la combinaison de lettres sont sensibles à l’ordre (ou la position relative) des lettres. Ainsi ce mécanisme est limité à un certain seuil (dans un degré inférieur à 40° ou moins de 2 espaces entre les lettres composant les bigrammes, comme proposé par Dehaene et al., 2005).

Par conséquent, lorsque les mots sont présentés dans un format non standard, on peut inférer que cette expertise perceptuelle s’effondre ou soit fortement réduite. En d’autres termes, selon cette hypothèse, présenter un mot dans les formats inhabituels (e.g. en vertical) n’activerait pas la région OTv ou tout au moins perturberait le profil d’activation de cette région.

Au contraire, si la région OTv sert d’interface entre le processus visuel et les processus langagiers de plus haut niveau (Hillis et al., 2005 ; Vigneau et al., 2005 ; Cai et al., 2008), cette région devrait recevoir des informations des régions langagières antérieures ou être co-activée avec ces régions (Pammer et al., 2004) quel que soit le format d’affichage des stimuli orthographiques. Ainsi, cette région devrait être activée indépendamment de la familiarité des stimuli visuels.

Notre étude en IRM fonctionnelle s’est focalisée sur la fonction de la région OTv dans la lecture des mots et particulièrement son rapport avec l’expertise en lecture. Notre 2ème objectif était de répliquer les résultats en potentiels évoqués de notre 1ère étude, de manière plus précise en utilisant l’IRMf qui possède une excellente résolution spatiale.

Nous identifierons d’abord la latéralisation hémisphérique du langage de chaque individu à l’aide d’une tâche de génération silencieuse de mots (voir aussi Binder, 1997 ; Petersen et al., 1988 ; Hunter and Bysbaert, 2008).

Afin d’examiner les deux hypothèses susmentionnées sur le rôle de la région OTv, nous utiliserons des stimuli présentés horizontalement ou verticalement dans une tâche de décision lexicale. Dans la condition d’affichage vertical, les lettres composantes seront présentées dans une orientation droite, ce qui minimisera les combinaisons de caractéristiques locales familières entre les lettres (même en rotation) et exclura l’interprétation du point de vue de la rotation mentale. Nous comparerons les activités cérébrales lors de la tâche de décision lexicale dans les deux formats (horizontal vs. vertical). Si l’activité de la région OTv se caractérise par l’expertise en lecture (McCandliss et al., 2003 ; Dehaene et al., 2005 ; Cohen et Dehaene, 2004), nous devrions observer une activité OTv gauche uniquement (ou significativement plus élevée) pour les mots présentés horizontalement (bien entraînés et visuellement familiers). En revanche, s’il n’y a pas de différence d’activité OTv gauche entre les deux conditions, cela ira à l’encontre de l’hypothèse du « siège de l’expertise perceptuelle en lecture » mais suggèrera plutôt un rôle d’« interface » visuelle-linguistique de cette région.

Dans le but de répliquer les résultats de notre 1ère étude, nous étudierons le rapport entre la latéralisation individuelle d’activité dans la région frontale inférieure pendant la génération de mots et la latéralisation d’activité OTv pendant la décision lexicale, ainsi que le profil d’activité OTv lors de la lecture.