III.4. Discussion

L’objectif de cette étude était (i) d’examiner la fonction de la région OTv gauche dans la lecture de mots et surtout son rapport avec l’expertise perceptuelle en lecture, et (ii) d’examiner la corrélation entre la latéralité des structures corticales antérieures sous-tendant la génération du langage et la latéralisation fonctionnelle de la région OTv lors de la lecture, et le profil d’activité OTv surtout pour les individus dominants HD atypiques.

Nos résultats ont montré que (i) il y a une corrélation positive entre la latéralisation de l’activité frontale inférieure pour la génération du langage et la latéralisation de l’activité OTv liée à la lecture de mots. (ii) L’activité OTv dans l’hémisphère dominant (pour le langage) lors de la lecture ne diffère pas lorsque les mots sont présentés horizontalement ou verticalement, mais il y a un effet de format (vertical vs. horizontal) sur l’activité OTv dans l’hémisphère non-dominant. Les activités OTv sont similaires dans les deux hémisphères pour les mots présentés verticalement, tandis que pour les mots présentés horizontalement, l’activité OTv est considérablement faible dans l’hémisphère non-dominant. Par ailleurs, une activité, dans la région frontale inférieure gauche pars opercularis, était observée uniquement pour les mots présentés verticalement, tandis qu’aucune activité significative n’était observée pour les mots présentés horizontalement.

Latéralisation de l’activité OTv lors de la lecture de mots en relation avec la latéralisation fonctionnelle frontale du langage

Nos résultats ont répliqué ceux sur les potentiels évoqués de notre 1ère étude, en montrant une corrélation positive entre la latéralisation fonctionnelle frontale lors de la génération du langage et la latéralisation d’activité OTv lors de la lecture de mots. Les réponses OTv (mots > damiers) observées étaient latéralisées à gauche pour les participants typiques et à droite pour quatre des cinq participants atypiques. Tandis qu’une activité plutôt bilatérale était observée dans la région occipitale inférieure, la latéralisation fonctionnelle de cette région n’était pas corrélée à celle de la région OTv. Cela est en faveur du postulat qu’une connexion « top-down », des régions langagières, règle le traitement de mots visuels au niveau de la région OTv dans l’hémisphère dominant pour le langage (Ben-Shachar et al., 2007; Cai et al., 2008; Hillis et al., 2005; Reinke et al., 2008).

Format d’affichage et l’activité OTv : hémisphères dominant et non-dominant

Les analyses sur la variation des signaux BOLD pour les participants typiques ont révélé que l’activité OTv dans l’hémisphère dominant (d-) pour le langage (gauche) montrait un même pattern dans les deux formats d’affichage : l’activité était toujours plus élevée pour les pseudomots que pour les mots, et encore plus faible pour les damiers. Néanmoins, dans nos résultats, un effet de format a été observé concernant l’activité OTv dans l’hémisphère non-dominant (nd-), qui était plus élevé pour les stimuli présentés verticalement que pour ceux présentés horizontalement. Pour les stimuli présentés verticalement nous avons observé une activité nd-OTv comparable à l’activité d-OTv, tandis que pour les stimuli présentés horizontalement, l’activité d-OTv était aussi élevée mais l’activité nd-OTv était considérablement réduite.

Ce pattern d’activité apparaît donc comme un désengagement de la région nd-OTv plutôt qu’une spécialisation de la région OTv lors du traitement de stimuli orthographiques familiers. Ce désengagement de la région nd-OTv semble similaire aux résultats de Turkeltaub et al. (2003), concernant le mécanisme neuronal du développement de la lecture chez les enfants, qui ont montré que l’activité dans cette région (nd-OTv) était négativement corrélée à la capacité à lire. Par analogie aux lecteurs débutants, une activité nd-OTv élevée, chez les lecteurs expérimentés lors de la lecture de mots présentés verticalement, pourrait indiquer l’implication d’un processus plus général de la reconnaissance de forme qui repose sur l’HD selon Orton (1925) (Turkeltaub et al., 2003) ou bilatéral comme pour les objets (Rossion et al., 2003). Ce processus n’est pas spécifique aux stimuli orthographiques, ce qui est cohérent avec nos résultats, et donc la réponse nd-OTv ne différenciait ni entre les mots et les pseudomots, ni entre les mots et les damiers. Par ailleurs, l’activité nd-OTv était comparable à l’activité d-OTv pour les stimuli présentés verticalement, l’activité nd-OTv mais pas d-OTv était aussi élevée pour les damiers, et cela pourrait être la raison pour laquelle nous n’avons pas observé une activité nd-OTv significative pour le contraste mots>damiers dans le format vertical dans l’analyse du cerveau complet.

Une activité OTv bilatérale, pour les mots visuels, a été aussi observée par Ben-Shachar et al. (2007) lorsque les lecteurs expérimentés devaient rapporter la couleur de la croix de fixation au lieu de tâches langagières. Ceci suggèrerait que la latéralisation de l’activation OTv dépende de la nature langagière des tâches.

Dans l’ensemble, ces résultats semblent indiquer que l’activité OTv liée à la lecture provient probablement d’une intégration du mécanisme (général) de la reconnaissance des formes avec une influence des processus langagiers latéralisés à l’hémisphère dominant pour la production du langage.

La région OTv : « région de la forme visuelle des mots » ou pas ?

Selon Dehaene et al. (2005), la région OTv gauche sous-tend l’expertise en lecture au niveau des combinaisons locales de lettres, et ce processus étant indépendant de la casse des lettres et de la position des stimuli, mais sensible à l’ordre (autrement dit, les positions relatives) des lettres. Si les pseudomots présentés horizontalement satisfont cette condition et sont capables d’activer cette région, les mots ou pseudomots présentés verticalement ne doivent pas avoir cette capacité. Evidemment, nos résultats ne sont pas en faveur de cette hypothèse.

Nous avons noté que Cohen et al. (2008) ont rapporté une différence d’activité d-OTv entre les mots présentés normalement et les mots visuellement dégradés (en faisant une rotation des mots à gauche ou à droite à plusieurs degrés jusqu'à 90°). Selon eux, les mots en rotation n’activent pas la même région OTv que les mots normaux, mais à un niveau plus postérieur. Nous n’avons pas observé le même résultat dans notre étude. Il faut noter qu’il existe des différences entre notre protocole et le leur. En effet, dans leur protocole une rotation de lettres était impliquée, impliquant probablement une rotation mentale. Par ailleurs, au niveau des lettres ou/et de mots, les deux conditions (normal versus rotation) étaient déjà différentes avant le niveau des lettres. Au contraire, dans notre protocole, les lettres sont présentées normalement et les deux conditions partagent tous les niveaux jusqu'à celui des lettres. Une deuxième possibilité est que, bien que le pic d’activité occipito-temporale soit un peu plus postérieur pour les mots en rotation, cela pourrait suggérer que l’activité occipito-temporale pour les mots/lettres en rotation culmine dans une région plus postérieure ; toutefois cela n’exclut pas la possibilité que la région OTv (plus antérieure) activée par les mots normaux soit autant activée par les mots dégradés, mais qu’elle n’était pas observée comme pic principal dans un cluster étendu pour les mots en rotation.

En résumé, nos résultats ont donc montré que la région OTv ne sert pas de la « région de la forme visuelle des mots » comme proposé par Cohen, Dehaene et al. (Dehaene et al., 2005 ; Cohen et al., 2000 ; 2008). Mais cette région existe-elle? Selon nos résultats, nous proposons qu’au lieu de se focaliser sur la « région de la forme visuelle des mots », l’expertise en lecture semble plutôt portée par un mécanisme plus complexe, tel que le désengagement de la région nd-OTv et des ajustements d’autres régions impliquées dans la lecture. Ils restent à clarifier dans les études futures (voir discussion générale).

L’implication des régions occipitales inférieures bilatérales et de IFG gauche pars l’opercularis

Nos résultats ont aussi révélé des réponses significatives aux stimuli orthographiques dans les régions occipitales inférieures bilatérales et dans le IFG gauche pars opercularis. L’analyse par ROI a montré que les signaux BOLD dans cette région occipitale inférieure étaient autant élevés pour les mots et les pseudomots mais faibles pour les damiers. L’activité commune pour les stimuli orthographiques pourrait probablement provenir du traitement impliqué dans l’extraction des traits visuels plus petits ou égaux à une lettre. Notons que cette région rappelle la prétendue «aire occipitale des visages » (OFA) (Gauthier et al., 2000; Haxby et al., 1999), qui joue un rôle important conjoint avec l’« aire fusiforme des visages » (FFA) (Rossion et al., 2003). Une activité de la région occipitale inférieure a souvent été observée lors de la lecture de mots visuels (Jobard et al., 2003 pour une revue) mais n’a pas reçu une grande attention de la part de la recherche. D’autres études devraient clarifier la fonction de cette région dans le traitement des mots visuels.

Nous avons aussi identifié une région dans le IFG postérieur gauche pars opercularis, qui a montré une activité pour les mots et pseudomots présentés verticalement ainsi que les pseudomots (mais pas les mots) présentés horizontalement. Notons que tous ces stimuli provoquent plutôt un traitement sériel, qui implique une conversion graphème-phonème. Nos résultats étaient cohérents avec les études précédentes en montrant que le IFG pars opercularis est impliqué dans cette conversion (Fiebach et al., 2002; Jobard et al., 2003 ; Bookheimer, 2002; Tan et al., 2005; voir aussi I.2.3.2).

Par ailleurs, ce besoin de relier les informations orthographiques aux informations phonologiques lors de l’apprentissage/la lecture de mots nouveaux serait probablement une cause essentielle pour la latéralisation des réponses OTv à l’hémisphère dominant pour la production de langage.

En conclusion, nous suggérons que l’activité OTv liée à la lecture de mots résulte d’une intégration d’un mécanisme général de la reconnaissance de formes visuelles avec une influence des processus langagiers latéralisés, au lieu de l’expertise perceptuelle seulement. L’expertise en lecture quant à elle concerne plutôt un désengagement de la région OTv dans l’hémisphère non-dominant pour le langage qu’une spécialisation de la région OTv dans l’hémisphère dominant, et probablement aussi un ajustement de plusieurs régions dans le réseau sous-tendant la lecture, qui restent à clarifier dans les études futures.