3.1 Un modèle en cascade du contrôle cognitif

En 2003, Etienne Koechlin et ses collaborateurs ont mis au point un protocole permettant d’évaluer dans le détail les capacités de sujets sains en matière de contrôle cognitif. L’intérêt de ce protocole tient en ce qu’il permet de distinguer trois niveaux distincts de contrôle. Chacun des ces niveaux est spécifié par la nature de l’information (sensorielle, contextuelle, épisodique) que le sujet doit contrôler pour accomplir la tâche avec succès. Ces trois types de contrôle sont associés à trois régions frontales distinctes (respectivement : prémotrice, caudale, et rostrale) dont l’activité co-varie avec le type de contrôle sollicité durant la tâche (Koechlin et al., 2003). Au sein du cortex préfrontal dorsolatéral humain, l’architecture du contrôle cognitif s’étagerait ainsi sur trois niveaux spécifiques de traitement :

  1. un niveau de contrôle de l’information sensorielle (cortex prémoteur, BA 6) Ce niveau de contrôle est pris en charge par la région prémotrice de la hiérarchie frontale, connu pour être un répertoire d’associations Stimulus-Réponse (S-R). Le contrôle dit « sensoriel » est impliqué lorsque la sélection de la réponse motrice appropriée requiert de puiser dans ce répertoire l’association S-R appropriée au signal sensoriel qui survient.
  2. unniveau de contrôle de l’information contextuelle (région caudale du cortex préfrontal, BA 9/44/45) Ce niveau de contrôle est pris en charge par la région caudale (postérieure) du cortex préfrontal, laquelle guide la sélection des représentations prémotrices (association S-R) élaborées au niveau sensoriel. Cette sélection est fonction des signaux contextuels qui accompagnent les stimuli sensoriels. Le contrôle contextuel assure ainsi la génération d’une réponse motrice adaptée au contexte dans lequel survient le signal sensoriel.
  3. un niveau de contrôle de l’information épisodique (région rostrale du cortex préfrontal, BA 10) Un événement qui a déjà eu lieu ou une information passée peuvent déterminer un épisode de traitement particulier, susceptible de moduler l’information de contexte et la réponse qui lui est habituellement associéeDans la nomenclature de Koechlin et al. (2003), un épisode représente, non le contexte immédiat, mais le contexte d’une information passée. Cette distinction entre « contexte épisodique » et « contexte immédiat » fait écho à la distinction que suggèrent Park et ses collaborateurs (2003) entre contexte perceptif (caractères physiques/sensoriels du stimulus) et contexte cognitif (instructions ou informations pertinentes pour la tâche en cours, stockées en Mémoire de Travail). . Dans une tâche expérimentale, par exemple, l’instruction qui précède un bloc inaugure un épisode de traitement particulier, qui détermine le ou les types de réponse que le sujet devra fournir pour accomplir la tâche avec succès. La sélection de l’instruction adéquate (qui déterminera la sélection de l’association Stimulus-Réponse pertinente) requiert donc un contrôle de nature épisodique ; ce type de contrôle sollicite, selon Koechlin et coll. (2003), la région rostrale du cortex préfrontal.
Figure 2. L’architecture en cascade du contrôle cognitif au sein du cortex préfrontal latéral (CPL). L’organisation multi-niveaux du traitement de l’information comprend un niveau de contrôle sensoriel impliqué dans la sélection des réponses motrices congruentes avec le signal sensoriel entrant (couleur du stimulus). Ce contrôle est pris en charge par les régions prémotrices latérales (aire de Brodmann, BA 6). Le niveau de contrôle contextuel est impliqué dans la sélection des représentations prémotrices (i.e. des associations S-R) congruentes avec les signaux contextuels qui accompagnent les stimuli. Ce contrôle est pris en charge par la partie caudale du CPL (BA 9/44/45). Le niveau de contrôle épisodique est quant à lui impliqué dans la sélection des représentations caudales du CPL (i.e. tâches spécifiques ou ensembles d’associations S-R évoquées dans le même contexte) selon l’épisode temporel dans lequel les stimuli surviennent. Ce contrôle est pris en charge par la partie rostrale du CPL (BA 46/10). D’après Koechlin et al., 2003.

Cette superposition des niveaux de contrôle détermine une architecture « en cascade » du contrôle cognitif. Dans le modèle de Koechlin et coll. (2003), le cortex préfrontal – qui supporte la mise en œuvre de ces différents types de contrôle – est une structure hiérarchisée à plusieurs niveaux de traitement. Ce modèle généralise la théorie classique du contrôle de Baddeley et Hitch (1974), basée sur un système exécutif central contrôlant des « systèmes esclaves » de traitement et de stockage modalité-spécifiques. Ici, chaque niveau de la hiérarchie frontale maintient actives des représentations (associations Stimulus-Réponse, informations contextuelles, buts ou instructions) que contrôlent activement les niveaux de traitement supérieurs.

Dans cette architecture à plusieurs niveaux, la circulation de l’information le long de l’axe frontal antéropostérieur est gouvernée par l’organisation temporelle même de ces représentations, plutôt que par leur contenu ou complexité interne (Koechlin et al., 2003 ; Koechlin & Summerfield, 2007). L’organisation des comportements dans la durée, et le coût variable de leur élaboration, sont donc ici la conséquence de l’organisation hiérarchique des représentations d’actions le long du CPL : les régions les plus antérieures de la cascade sont recrutées lorsque l’action à produire nécessite l’intégration d’informations de plus en plus lointaines dans le temps (sensorielles > contextuelles > épisodiques) et cette demande accrue d’intégration temporelle se traduit, chez les participants, par une augmentation linéaire des temps de réaction (Fuster, 2004, pour revue).

La planification de comportements élaborés requiert ces contrôles successifs, qui garantissent la fidélité de nos actions aux buts que nous formulons en permanence et leur adaptation aux sollicitations variables de l’environnement. Naturellement, ces contrôles ne sont pas tous, toujours nécessaires ; leur exécution dépend du caractère familier de la situation en cours et de la nécessité d’outrepasser les routines d’action habituellement mises en œuvre. Admettons, par exemple, que je me trouve chez moi lorsque le téléphone sonne :

(A) Dans ce cas, l’élaboration du comportement le plus approprié nécessitera un effort de traitement réduit : j’associerai à l’information sensorielle perçue (la sonnerie du téléphone), la réponse motrice adéquate (répondre au téléphone). La sélection de cette réponse dans mon répertoire moteur est ici assurée par un contrôle de type sensoriel. L’information contextuelle, en ce cas, est neutre, puisque familière. Et parce qu’elle est familière, elle ne requiert pas d’être contrôlée. Lorsque je me trouve chez moi, j’ai en effet pour habitude de répondre au téléphone lorsque celui-ci sonne (routine d’action).

Mais admettons à présent que je ne sois pas chez moi, mais chez un ami. Le téléphone sonne :

(B) Dans cette situation, l’information contextuelle (je ne suis pas chez moi) survient sur l’information sensorielle. Elle exerce un contrôle sur ma réponse (« répondre au téléphone ») en l’inhibant, et de fait, assure la production d’un comportement adapté au contexte (ne pas répondre au téléphone lorsque je ne suis pas chez moi).

Enfin, je pourrais encore ne pas être chez moi, mais avoir reçu l’instruction de répondre au téléphone si celui-ci sonne :

(C) Dans ce troisième cas de figure, l’instruction détermine un épisode particulier dans lequel je suis, cette fois, autorisé à répondre au téléphone. Cette information épisodique (l’instruction) a pour effet de contrôler ma réponse en « court-circuitant » l’information contextuelle d’une part (« je ne suis pas chez moi ») et la réponse associée habituellement à ce contexte d’autre part (ne pas répondre au téléphone). La mise en œuvre d’un comportement de ce type sollicite bien un contrôle de nature épisodique, c’est-à-dire la sélection d’une réponse adaptée à l’épisode (l’instruction) dans lequel survient le signal sensoriel (la sonnerie du téléphone).