Partie 2
Les mécanismes d’attribution d’intentions chez le sujet sain et le patient schizophrène
Un modèle hiérarchique des représentations d’actions intentionnelles en 3ème personne

Introduction

La notion de « Théorie de l’Esprit » (ToM) s’est imposée comme une hypothèse de recherche majeure dans le champ des sciences cognitives. Au sens large, cette notion désigne la capacité à expliquer, anticiper ou prédire le comportement d’autrui sur la base des états mentaux qu’on lui prête – croyances, désirs, intentions, etc. Ces processus d’attribution intentionnels apparaissent aujourd’hui nécessaires, puisque lorsqu’ils sont défaillants (comme cela pourrait être le cas dans la schizophrénie), la compréhension de la vie mentale d’autrui s’en trouve perturbée. Or, les mécanismes neurocognitifs qui sous-tendent ces processus d’attribution mentale sont encore aujourd’hui mal connus, quand ils ne font pas l’objet de vives controverses (Van Overwalle & Baetens, 2009, pour revue). La raison en est que la plupart des études concernées négligent le caractère foncièrement composite des états mentaux sur lesquels portent ces processus d’attribution. La notion d’intention, en particulier, supporte des niveaux de complexité variable qui, au plan fonctionnel, ne sont pas strictement équivalents(Pacherie, 2000, 2008). Comprendre ou prédire une action observée peut en effet requérir la représentation d’intentions tantôt motrices (lecture du but immédiat), tantôt privées (représentation du but général de l’action), tantôt sociales (sous-jacentes aux actions dirigées vers autrui). En négligeant la diversité de ces niveaux intentionnels, les paradigmes expérimentaux actuels laissent souvent indéterminé le détail des mécanismes qui leur sont associés.

Or, la mise en évidence de tels mécanismes pourrait inviter à une relecture féconde de la cognition sociale humaine, et, dans le champ de la psychopathologie, pourrait contribuer à une meilleure compréhension des anomalies de la représentation de soi, de l’autre, et de la distinction entre soi et le monde, caractéristiques de certaines psychoses au premier rang desquelles figure la schizophrénie. Un modèle influent de la schizophrénie suggère en effet qu’une partie des symptômes caractéristiques de cette maladie pourrait être expliquée par l’incapacité des patients à comprendre et se représenter les intentions d’autrui(Frith, 1992). Ce déficit en ToM refléterait, en aval, une incapacité à pouvoir expliquer et prédire les comportements des autres sur la base de leurs intentions supposées.

Nous procéderons tout d’abord à un état des lieux des modèles théoriques élaborés pour rendre compte de cette capacité robuste de « lecture intentionnelle »5, puis nous évaluerons l’intérêt et la pertinence de ces modèles pour la compréhension de la clinique schizophrénique. Ces évaluations successives nous conduiront à examiner les insuffisances théoriques de la notion d’ « intention », centrale pour la compréhension des troubles explorés. Une redéfinition précise de cette notion conduira à la présentation d’une série d’études comportementales que nous avons menées chez le sujet sain, puis chez le patient schizophrène. La méthode générale de ces études se trouve directement inspirée du formalisme Bayesien, qui, nous le verrons, a déjà fait ses preuves dans de nombreux domaines de la cognition, dont la perception, l’apprentissage, et certaines fonctions cognitives de plus haut niveau (voir Baker et al., 2006, 2007 ; Kilner et al., 2007a, 2007b). Enfin, nous présenterons les résultats préliminaires d’une étude en neuro-imagerie fonctionnelle (IRMf) que nous avons conduit chez le sujet sain et qui adapte les protocoles comportementaux que nous présentons en première partie.

Notes
5.

Ici et dans la suite du texte, nous emploierons l’adjectif « intentionnel » en un sens plus restreint que celui promu initialement par Brentano (1911) : est « intentionnel » un processus, ou une faculté qui porte sur ou qui est à propos d’une « intention ».