Le champ d’investigation des « cognitions sociales » a pour objet d’étude les mécanismes cognitifs en jeu dans la compréhension mutuelle de soi et d’autrui. Au sens plus restreint du terme, la cognition sociale humaine embrasse tous les processus cognitifs pertinents pour la perception et la compréhension de nos semblables (Blakemore, 2004, pour revue). La capacité proprement humaine de pouvoir comprendre et prédire les comportements de nos congénères pourrait témoigner d’une aptitude plus fondamentale à se représenter ou « lire » l’esprit d’autrui (mindreading): c’est en vertu d’états mentaux inobservables (croyances, désirs, intentions, émotions, etc.) qu’Untel a les comportements qu’il manifeste, et c’est parce que je lui attribue de tels états mentaux qu’il m’est dès lors possible d’expliquer ou de prédire les comportements qu’il aura. La compréhension d’autrui dépendrait étroitement de cette aptitude robuste d’attribution et de représentation mentales, automatique, voire irrépressible, et sans doute d’apparition précoce (Baron-Cohen et al., 1985 ; Leslie, 1987 ; Frith & Frith, 2003).
La nature des mécanismes élémentaires sur lesquels reposerait cette capacité de « lecture mentale », cruciale pour la compréhension d’autrui et de soi-même, a fait et fait encore l’objet de débats très vifs. Selon les tenants de la « Theory-theory » (ou « théorie de la théorie »), comprendre nos semblables nécessiterait une théorie préalable, tacite, du fonctionnement de l’esprit, mobilisant des axiomes et des mécanismes d’inférence élémentaires (Gopnik, 1993 ; Gopnik & Meltzoff, 1994) (v. encadré 1, p.61). Mais les données les plus récentes accumulées dans le champ des neurosciences – et plus particulièrement dans celui de la cognition motrice – ont progressivement opposé aux partisans de la « theory-theory » de solides contre-arguments. La perception des états mentaux d’autrui pourrait dépendre uniquement de la capacité, somme tout naturelle, à simuler son point de vue (« théorie de la simulation »)(Goldmann, 1995 ; Gordon, 1996 ; Gallese & Goldmann, 2003). L’acquisition humaine des concepts mentaux, comme l’aptitude à comprendre et prédire les conduites intentionnelles de nos semblables, relèveraient donc, non pas d’une capacité de théorisation générale, mais d’une capacité plus concrète à répliquer en soi la vie mentale de l’autre – simulation a minima qui, en retour, induirait chez le simulateur l’état mental associé au comportement observé. Disposant de représentations motrices similaires à celles que possède l’agent dont je simule l’action, j’accèderais de fait aux intentions sous-jacentes à cette action, et, partant, à l’univers mental de l’agent (Wolpert et al., 2003 ; Blakemore & Decety, 2001 ; Metzinger & Gallese, 2003) (v. encadré 2, p.64).
1. La Théorie de la théorie (« Theory-theory ») – les origines Les tenants de la « Theory-theory » (ou « théorie de la théorie ») postulent que le sujet détermine, se représente et raisonne à propos des états mentaux d’autrui en utilisant une théorie tacite, « naïve », de la structure et du fonctionnement de l’esprit, en partie fondée sur ses expériences passées et sur les lois qu’il en a tirées (Leslie, 87 ; Gopnik, 93). Nos capacités de « mentalisation » engageraient donc des processus inférentiels, intellectuels, plutôt qu’émotionnels ou motivationnels. L’émergence de cette capacité à expliquer (intentionnellement) les comportements en termes de croyances et de désirs dépendrait étroitement des interactions que l’enfant entretient avec son entourage ; ces interactions le conduiraient, progressivement, à faire des hypothèses sur des variables cachées (les croyances ou les désirs des membres de son entourage, par exemple) expliquant les régularités comportementales qu’il observe. A ce stade, l’enfant serait l’équivalent d’un « petit scientifique » (Gopnik & Meltzoff, 1994) testant des hypothèses successives (« il croit que », « il veut que ») le conduisant de proche en proche à élaborer une théorie naïve du fonctionnement psychologique de ses semblables. L’enfant disposerait donc déjà d’un concept de croyance ou de désir, quoique primitif (ses croyances sont toujours vraies et les autres ont toujours les mêmes désirs que lui), qui gagnerait en en exactitude au fil des années. La capacité d’attribuer à autrui des intentions ou des croyances propres serait donc liée à la capacité plus élémentaire de pouvoir inférer des états mentaux caractéristiques du comportement observé, et de la situation dans laquelle il se manifeste. La mise en œuvre de ces règles d’inférence serait cruciale pour comprendre autrui, mais également pour se comprendre soi-même (Carruthers, 1996). La connaissance de soi ne serait donc pas immédiate, mais inférentielle, c’est-à-dire médiatisée par des inférences automatiquement réalisées en présence d’êtres biologiques. Il existerait néanmoins une différence de degrés entre la connaissance de soi et celle d’autrui – nous disposerions en effet de plus d’informations sur nous-mêmes dans la mesure où nous serions en meilleure position pour les recueillir –, mais cette différence de degrés ne serait jamais une différence de genre. Dans un cas (se connaître soi-même) comme dans l’autre (connaître autrui), nous appliquerions en effet la même théorie tacite du fonctionnement de l’esprit (Gopnik & Meltzoff, 1994). |
L’existence d’un tel système de représentations partagées a été explicitement suggérée par la découverte, chez le singe, de neurones d’un genre particulier, les « neurones miroirs ». Identifiés dans le cortex ventral pré-moteur du singe macaque, cette nouvelle classe de neurones visuo-moteurs est activée de manière identique lorsque l’animal se prépare à exécuter un acte et lorsqu’il voit ce même acte exécuté par l’un de ses congénères (Rizzolatti et al., 1996 ; Gallese et al., 1996 ; Rizzolatti et al., 2000). La décharge des neurones-miroirs dans le cerveau de l’observateur simulerait à proprement parler les mouvements de l’agent perçu ; bien que l’animal ne reproduise pas ouvertement l’action observée, une partie de son système moteur s’active en effet « comme si » il exécutait cette action qu’il observe. En appariant automatiquement les mouvements perçus de l’agent avec les représentations motrices contenues dans le lexique moteur de l’observateur, les neurones-miroirs contribueraient ainsi, selon les auteurs, à la formation de « représentations motrices partagées », au sens de représentations communes à celui qui exécute (ou a l’intention d’exécuter) et à celui qui perçoit l’action (ou qui cherche à en déchiffrer le contenu intentionnel) (Jeannerod, 2001). L’activation de ces représentations motrices ouvrirait l’accès aux buts et aux intentions de l’agent simulé, et, partant, à la possibilité de former des prédictions quant à ses comportements.
Chez l’homme, plusieurs expériences en imagerie fonctionnelle suggèrent également l’existence d’un réseau cortical commun d’activation entre l’observation, l’imagination et l’exécution de l’action (Iacoboni et al., 1999 ; Rizzolatti et al., 2001 ; Grèzes et al., 2003). Ce « système miroir », comprenant plusieurs aires cérébrales, dont le lobule pariétal inférieur, l’aire prémotrice ventrale et le gyrus frontal inférieur, pourrait sous-tendre les processus d’imitation et de lecture intentionnelle6. De fait, certains auteurs ont postulé que les neurones polyvalents de ce système-miroir, recrutés de manière identique pour l’observation, la simulation ou la réalisation d’un même acte,supporteraient la capacité de faire lien entre des représentations en première et en troisième personne, et, partant, inviteraient à une relecture féconde de la cognition sociale humaine (Gallese, 2003).
En effet, qu’est-ce qui caractérise la spécificité des relations que nous entretenons avec nos semblables, sinon la possibilité que nous avons de partager avec eux des actions ou des émotions similaires ? L’élément central de la cognition sociale en général, et de la compréhension d’autrui en particulier, pourrait dépendre de cette capacité du cerveau à faire lien entre des expériences vécues en première et en troisième personne (i.e. lien « je fais et je sens » avec « il fait et il sent ») (Wolpert et al., 2003). Le système-miroir humain, recruté à la fois quand nous exécutons une action dirigée vers un but et lorsque nous observons autrui accomplir une action similaire, pourrait supporter cette faculté de liaison naturelle, et sous-tendre ainsi la possibilité d’un rapport empathique à l’autre (Georgieff, 2000 ; Singer et al., 2004).
Confortant cette hypothèse, un système-miroir similaire, impliquant cette fois les centres viscéro-moteurs, a été identifié pour l’émotion : des structures identiques (l’insula antérieur et le cortex cingulaire antérieur) semblent contribuer de manière univoque à la perception de stimuli induisant ou exprimant le dégoût (comme des visages) et à l’expérience même du dégoût(Phillips et al., 1997 ; Jabbi et al., 2008). Ces données sont cohérentes avec des études plus anciennes conduites dans le domaine de la perception émotionnelle faciale (Lipps, 1903). Il est en effet admis que la perception d’une expression faciale déclenche chez l’observateur un processus inconscient d’imitation a minima de l’expression observée. Cette imitation induit l’état affectif correspondant à l’expression ainsi imitée, et, l’induisant, permet de faire l’expérience directe de l’état mental ressenti par l’autre (Lee et al., 2006).
Ces mécanismes innés d’activation partagée de représentations motrices ou émotionnelles, offrent des arguments convaincants en faveur de l’hypothèse simulationniste. Nos capacités naturelles de simulation - incarnées par l’existence de ces « systèmes-miroirs » de représentations partagées – nous garantiraient en effet un accès privilégié à l’univers mental d’autrui, aux émotions qu’il éprouve et aux intentions motrices qui guident son action, indépendamment de toutes connaissances préalables sur la psychologie humaine ou sur le fonctionnement de l’esprit en général(Blakemore & Decéty, 2001 ; Gallese et al., 2003 ; Keysers & Gazzola, 2007).
2. La théorie simulationniste – les origines La théorie simulationniste n’est pas homogène et se décline en deux courants principaux : 2a) Le courant introspectionniste : selon Goldman (1995), la méthode simulationniste ne se suffit pas à elle-même. Simuler un comportement nécessite en effet une connaissance préalable de ce que « croire » ou « savoir » (par exemple) signifient. Cette connaissance est, toujours selon Goldman, acquise par introspection, et se trouve être la condition de possibilité de processus même de simulation – la raison pour laquelle lorsque je simule autrui, je peux éprouver ce qu’il éprouve lui-même sous la modalité de la « croyance » ou du « savoir ». Dans le cadre de l’introspectionnisme, le sujet demeure la référence de la simulation. Simuler, c’est s’imaginer être dans une situation, sans pour autant y être soi-même. Ce n’est que dans un second temps que le produit de la simulation (une émotion, une motivation, une intention particulières) est projeté sur l’individu dont on souhaite comprendre l’état. 2b) Le courant anti-introspectionniste : selon Gordon (1996), la simulation est nécessairement neutre quant à la personne qui simule. Simuler, c’est se projeter, non pas dans un contexte fictif, reproduit en soi, mais dans le contexte de l’autre à proprement parler (lequel interagira avec mon propre système de représentations, émotionnelle et motivationnelle). La dimension introspective est évacuée de la simulation, nécessairement radicale : simuler consiste avant tout à simuler une action, un comportement, sans faire appel à quelque concept que ce soit, puis à éprouver, en retour, les valeurs associées à cette action ou à ce comportement. L’enfant, à ce titre, ne simulerait jamais les membres de son entourage comme si ceux-là étaient doués de propriétés psychologiques particulières (du type « croyance », « désir », ou « intention »). Lorsqu’il est confronté à une situation particulière, qui met en scène l’action ou le comportement d’un individu particulier, l’enfant construit la valeur émotionnelle de l’action engagée en la simulant, et conclut que la situation a telle et telle propriété, émotionnelle, motivationnelle, etc. L’objet de la simulation, en ce cas, est donc moins le sujet psychologique de l’action que le contexte lui-même, douée de propriétés relationnelles, immédiatement lisibles, sur la valeur, l’intérêt ou le danger d’un comportement réalisé dans ce contexte. |
La participation de ces régions au système miroir humain fait néanmoins débat et de récentes études suggèrent de circonscrire l’ « activité miroir » à la partie rostrale du lobule pariétal (i.e. le sulcus intrapariétal antérieur ; Gallese et al., 2004 ; Tunik et al., 2007) tandis que l’activité miroir dans le gyrus frontal inférieur devrait être limitée à sa partie postérieure et pourrait s’étendre jusqu’à « la partie adjacente du cortex prémoteur » (Gallese et al., 2004).