Ces découvertes conjointes réalisées dans le champ des neurosciences cognitives ont soulevé le projet ambitieux de faire dériver la cognition sociale humaine du champ plus restreint de la simulation motrice, et de fonder, ce faisant, une « cognition sociale de la théorie motrice » qui dépendrait pour l’essentiel des découvertes opérées dans le champ de la cognition motrice (Gallese et al., 2004). Or, la possibilité même de pouvoir épuiser le champ des « cognitions sociales » dans une étude exhaustive des mécanismes sous-jacents à la simulation motrice, et à l’action en général, ne fait pas consensus.
A eux seuls, les processus élémentaires de la simulation ne suffisent pas, en effet, à rendre pleinement compte de la faculté de « lecture mentale », c’est-à-dire de cette capacité à se représenter et à attribuer à autrui des états mentaux spécifiques. Comme le soulignent dans une revue critique Pierre Jacob et Marc Jeannerod, les « systèmes-miroirs » mis en évidence chez le singe, puis chez l’homme, participent sans doute de la compréhension des actions exécutées par nos semblables, mais en un sens où l’action ainsi comprise n’a de signification que motrice, et qu’elle n’engage aucune interaction avec autrui(Jacob & Jeannerod, 2005).
Dans l’étude princeps de Gallese et Rizzolatti, les neurones-miroirs du singe déchargent lorsque celui-ci observe l’un de ses congénères saisir un fruit. Ici, l’activité du système-miroir du singe observateur doit effectivement lui permettre de comprendre l’intention motrice sous-jacente au geste de préhension du singe qu’il observe (« il prend ce fruit car il a faim »), mais rien de plus. A ce titre, les neurones-miroirs et les mécanismes élémentaires de simulation qu’ils sous-tendent, se borneraient à nous renseigner sur les intentions motrices de l’agent observé. Or, l’activité mentale d’un sujet ne se réduit pas à la seule formation d’intentions motrices, et les intentions motrices elles-mêmes n’épuisent pas la sphère des intentions possibles qu’un agent peut former. Selon Jacob et Jeannerod, il faudrait en réalité distinguer au moins deux types supplémentaires d’intentions, pour lesquels les neurones-miroirs demeurent muets et dont la simulation motrice ne peut rendre compte à elle seule, à savoir, l’intention privée (prior intention) et l’intention sociale (social intention).
Cette distinction n’est pas nouvelle et puise dans une typologie des intentions esquissée par John Searl (1983), puis développée ou renouvelée ces vingt dernière années dans le champ de la philosophie de l’esprit et des neurosciences (future- and present-directed intention : Bratman, 1987; prospective and immediate intentions : Mele, 1992; distal, proximal, and motor intentions : Pacherie 2000, 2008). Cette distinction entre niveaux intentionnels est motivée, au plan conceptuel comme empirique (voir Pacherie, 2000), par l’observation que nos actions et nos buts peuvent être ordonnés hiérarchiquement selon leur niveau d’abstraction ou selon le temps requis pour les réaliser (Hamilton & Grafton, 2006 ; v. figure 5, p.68).
Ainsi,
Les mécanismes élémentaires de la simulation motrice pourraient donc ne jouer qu’un rôle dérivé ou primitif dans la capacité proprement humaine de « mentalisation » (mentalizing) par laquelle nous donnons sens aux comportements de nos semblables. Cependant, il a été observé que cette compétence n’était acquise par l’enfant qu’après trois ans et demi (Wimmer & Perner, 1983). Avant cela, l’enfant ne ferait l’expérience de l’autre – de ses intentions ou de ses croyances – que sous la modalité de la simulation, c’est-à-dire en imitant les comportements qu’autrui manifeste au quotidien7. La compréhension des intentions motrices de l’autre préfigurerait ainsi la perception plus tardive d’intentions plus intégrées, privées ou sociales, dont l’accès nécessiterait, non plus une capacité robuste de simulation, mais la maîtrise d’axiomes et de règles d’inférence spécifiques, autrement dit, une théorie naïve de la psychologie humaine. Au total, une définition rigoureuse de notre aptitude à se représenter les intentions d’autrui requerrait donc l’élaboration d’un modèle hybride, faisant appel à la fois à un corpus de connaissance théorique et à des mécanismes de simulation (Nichols & Stich, 2003 ; Mitchell, 2005; de Lange et al., 2008). Il paraît donc crucial d’interroger les possibilités de la simulation quant à ce qu’elle peut saisir des intentions d’autrui, et de s’attacher à mieux définir les processus cognitifs en jeu dans cette aptitude, progressivement acquise, à se représenter, juger, ou raisonner à propos des états mentaux de nos semblables. Comme en témoigne par ailleurs l’intérêt croissant suscité par le champ d’investigation des « cognitions sociales » et l’orientation actuelle des études conduites dans ce domaine, il pourrait s’avérer fécond de considérer la question et les enjeux qu’elle soulève, chez le sujet sain d’une part, et à la lumière des données cliniques de la psychopathologie d’autre part, chez des individus pour lesquels cette capacité dysfonctionne.
Cette hypothèse a toutefois fait l’objet de critiques très vives. Les processus de ToM pourraient être en place à un âge bien plus précoce que ne le supposait l’étude princeps de Wimmer & Perner ; voir Onishi & Baillargeon (2005) : « Do 15-Month-Old Infants Understand False Beliefs? » ; voir également : Surian et al. (2007) : « Attribution of Beliefs by 13-Month-Old Infants ».