1.2 La variété des intentions

Ces découvertes conjointes réalisées dans le champ des neurosciences cognitives ont soulevé le projet ambitieux de faire dériver la cognition sociale humaine du champ plus restreint de la simulation motrice, et de fonder, ce faisant, une « cognition sociale de la théorie motrice » qui dépendrait pour l’essentiel des découvertes opérées dans le champ de la cognition motrice (Gallese et al., 2004). Or, la possibilité même de pouvoir épuiser le champ des « cognitions sociales » dans une étude exhaustive des mécanismes sous-jacents à la simulation motrice, et à l’action en général, ne fait pas consensus.

A eux seuls, les processus élémentaires de la simulation ne suffisent pas, en effet, à rendre pleinement compte de la faculté de « lecture mentale », c’est-à-dire de cette capacité à se représenter et à attribuer à autrui des états mentaux spécifiques. Comme le soulignent dans une revue critique Pierre Jacob et Marc Jeannerod, les « systèmes-miroirs » mis en évidence chez le singe, puis chez l’homme, participent sans doute de la compréhension des actions exécutées par nos semblables, mais en un sens où l’action ainsi comprise n’a de signification que motrice, et qu’elle n’engage aucune interaction avec autrui(Jacob & Jeannerod, 2005).

Dans l’étude princeps de Gallese et Rizzolatti, les neurones-miroirs du singe déchargent lorsque celui-ci observe l’un de ses congénères saisir un fruit. Ici, l’activité du système-miroir du singe observateur doit effectivement lui permettre de comprendre l’intention motrice sous-jacente au geste de préhension du singe qu’il observe (« il prend ce fruit car il a faim »), mais rien de plus. A ce titre, les neurones-miroirs et les mécanismes élémentaires de simulation qu’ils sous-tendent, se borneraient à nous renseigner sur les intentions motrices de l’agent observé. Or, l’activité mentale d’un sujet ne se réduit pas à la seule formation d’intentions motrices, et les intentions motrices elles-mêmes n’épuisent pas la sphère des intentions possibles qu’un agent peut former. Selon Jacob et Jeannerod, il faudrait en réalité distinguer au moins deux types supplémentaires d’intentions, pour lesquels les neurones-miroirs demeurent muets et dont la simulation motrice ne peut rendre compte à elle seule, à savoir, l’intention privée (prior intention) et l’intention sociale (social intention).

Cette distinction n’est pas nouvelle et puise dans une typologie des intentions esquissée par John Searl (1983), puis développée ou renouvelée ces vingt dernière années dans le champ de la philosophie de l’esprit et des neurosciences (future- and present-directed intention : Bratman, 1987; prospective and immediate intentions : Mele, 1992; distal, proximal, and motor intentions : Pacherie 2000, 2008). Cette distinction entre niveaux intentionnels est motivée, au plan conceptuel comme empirique (voir Pacherie, 2000), par l’observation que nos actions et nos buts peuvent être ordonnés hiérarchiquement selon leur niveau d’abstraction ou selon le temps requis pour les réaliser (Hamilton & Grafton, 2006 ; v. figure 5, p.68).

Ainsi,

  1. L’intention motrice, ou « intention en action » (Searle, 1983), est une intention minimale, qui, combinée à d’autres intentions du même type, peut entrer dans la composition d’une intention privée, formulée en amont de l’action elle-même.Par exemple, je peux vouloir éteindre la lumière d’une pièce suffisamment ensoleillée (intention privée) et mettre en œuvre, pour ce faire, une série de séquences motrices destinées à satisfaire cette intention préalable. L’intention motrice, en ce cas, guide le mouvement de ma main en direction de l’interrupteur que je souhaite actionner, et, ce faisant, contribue à satisfaire mon intention « privée », qui est d’éteindre la lumière.
  2. Mon intention privée correspond, à ce titre, à la représentation du but que je souhaite atteindre – par la mise en œuvre d’une série d’actions basiques, elles-mêmes guidées par des intentions motrices ou « intentions en action » élémentaires. Or, si l’activité de mes neurones-miroirs peut éclairer les intentions motrices de l’agent que j’observe agir (de type « presser un interrupteur »), elle est néanmoins incapable à elle seule de me renseigner sur son intention privée, dont le contenu, général et descriptif, n’est pas directement ancré dans la situation d’action (« éteindre » ou « allumer la lumière »).
  3. Enfin, toutes les actions humaines ne sont pas nécessairement dirigées vers des objets inanimés. Il importe donc d’opérer une seconde distinction entre des intentions non-sociales (qui n’entrent pas dans la composition d’un rapport avec autrui) et des intentions sociales, qui sous-tendent les actions ayant pour objectif d’affecter, de quelque façon que ce soit, le comportement d’un congénère. Or, un observateur peut-il se représenter les intentions sociales d’un agent en simulant les mouvements observés de cet agent ? L’expérience de pensée élaborée par Jacob et Jeannerod (2005) est à ce titre éloquente : Dr Jeckyll et Mr Hyde sont un seul et même individu. Le premier est un brillant médecin, reconnu pour la qualité des appendicectomies qu’il effectue. Le second est un dangereux sadique, qui réalise la même opération sur des victimes non anesthésiées. L’un et l’autre réalisent les mêmes séquences d’actions, guidées par des buts similaires (prélever l’appendice à l’aide d’un scalpel) ; pour autant, leurs intentions sociales diffèrent : Dr Jeckyll opère pour soigner tandis que Mr Hyde opère par simple plaisir sadique (figure 5, p.68). Un observateur extérieur qui simulerait les tantôt les actions du Dr Jeckyll, tantôt celles (identiques) de Mr Hyde, serait néanmoins incapable de saisir ce qui différencie le comportement du médecin de celui du criminel, à savoir leurs intentions sociales respectives (opérer ou torturer).

Les mécanismes élémentaires de la simulation motrice pourraient donc ne jouer qu’un rôle dérivé ou primitif dans la capacité proprement humaine de « mentalisation » (mentalizing) par laquelle nous donnons sens aux comportements de nos semblables. Cependant, il a été observé que cette compétence n’était acquise par l’enfant qu’après trois ans et demi (Wimmer & Perner, 1983). Avant cela, l’enfant ne ferait l’expérience de l’autre – de ses intentions ou de ses croyances – que sous la modalité de la simulation, c’est-à-dire en imitant les comportements qu’autrui manifeste au quotidien7. La compréhension des intentions motrices de l’autre préfigurerait ainsi la perception plus tardive d’intentions plus intégrées, privées ou sociales, dont l’accès nécessiterait, non plus une capacité robuste de simulation, mais la maîtrise d’axiomes et de règles d’inférence spécifiques, autrement dit, une théorie naïve de la psychologie humaine. Au total, une définition rigoureuse de notre aptitude à se représenter les intentions d’autrui requerrait donc l’élaboration d’un modèle hybride, faisant appel à la fois à un corpus de connaissance théorique et à des mécanismes de simulation (Nichols & Stich, 2003 ; Mitchell, 2005; de Lange et al., 2008). Il paraît donc crucial d’interroger les possibilités de la simulation quant à ce qu’elle peut saisir des intentions d’autrui, et de s’attacher à mieux définir les processus cognitifs en jeu dans cette aptitude, progressivement acquise, à se représenter, juger, ou raisonner à propos des états mentaux de nos semblables. Comme en témoigne par ailleurs l’intérêt croissant suscité par le champ d’investigation des « cognitions sociales » et l’orientation actuelle des études conduites dans ce domaine, il pourrait s’avérer fécond de considérer la question et les enjeux qu’elle soulève, chez le sujet sain d’une part, et à la lumière des données cliniques de la psychopathologie d’autre part, chez des individus pour lesquels cette capacité dysfonctionne.

Figure 5. Organisation hiérarchique de l’action intentionnelle. Une intention sociale peut impliquer plusieurs types d’intentions privées. Chaque intention privée peut à son tour être composée de plusieurs buts immédiats, dont la réalisation requiert la mise en oeuvre d’une ou de plusieurs séquence d’actions basiques. Enfin, chaque action peut être composée de plusieurs mouvements distincts. Les buts intermédiaires désignés par les lignes en pointillés sont requis pour distinguer entre les intentions sociales “soigner” (Dr. Jeckyll) et “torturer” (Mr. Hyde). Inspiré de Hamilton et Grafton (2006), avec des exemples empruntés à Jacob et Jeannerod (2005).

Notes
7.

Cette hypothèse a toutefois fait l’objet de critiques très vives. Les processus de ToM pourraient être en place à un âge bien plus précoce que ne le supposait l’étude princeps de Wimmer & Perner ; voir Onishi & Baillargeon (2005) : « Do 15-Month-Old Infants Understand False Beliefs? » ; voir également : Surian et al. (2007) : « Attribution of Beliefs by 13-Month-Old Infants ».