2. Les capacités de représentation et d’attribution d’intentions dans la schizophrénie

La capacité de Théorie de l’Esprit joue un rôle essentiel dans nos interactions sociales : pour preuve, lorsqu’elle est défaillante, la possibilité d’interagir avec autrui s’en trouve fortement compromise, ou du moins perturbée (Frith & Corcoran, 1996; Frith & Frith, 2003). De fait, les processus de mentalisation ont fait l’objet d’une attention particulière dans le champ de la psychopathologie. Selon une théorie influente de la schizophrénie élaborée par Christopher Frith, l’ensemble des symptômes caractéristiques de cette maladie pourrait ainsi témoigner de l’incapacité des patients schizophrènes à comprendre, ou se représenter, leurs propres intentions et celles d’autrui (Frith, 1992, 2004, 2005).

L’intérêt majeur du modèle de Frith tient précisément en ce qu’il se propose de rendre compte de l’intégralité de la clinique, négative et positive, des symptômes schizophréniques dans les termes d’un défaut d’accès au plan méta-représentationnel – i.e. d’un défaut de représentation de ses propres intentions ou des intentions de l’autre :

  1. les symptômes dits « négatifs » expriment une détérioration parfois critique du fonctionnement normal, incluant un retrait social, un émoussement affectif, une pauvreté caractérisée du langage et un déficit de comportement intentionnel. Selon Frith, ces signes comportementaux pourraient résulter d’un défaut de représentation de l’action volontaire. Ce déficit affecterait tout comportement exigeant un effort, aussi bien que la capacité d’introspection ou la capacité d’apprécier les états mentaux des autres. Les difficultés d’adaptation sociale des patients schizophrènes, témoignant d’une perte d’intérêt pour la vie sociale en général, seraient imputables à ce déficit de lecture intentionnelle.
  2. les symptômes dits « positifs » expriment un excès de fonctionnement normal, caractérisé par des aberrations du comportement, une activité délirante incohérente et des hallucinations principalement verbales. Ces aberrations du comportement pourraient résulter d’un défaut de contrôle de l’action volontaire, corrélatif d’une altération plus fondamentale de l’intention d’agir. Les idées délirantes de contrôle (syndrome d’influence), les phénomènes d’invasion de la pensée, comme les hallucinations auditives en troisième personne pourraient en effet résulter d’un trouble du contrôle de ses propres intentions (Corcoran, 2000, 2001), tandis que les idées de persécution, le délire paranoïde et le délire de référence témoigneraient de l’incapacité à inférer correctement les états mentaux des autres sur la seule base du comportement observé (Frith, 1992).

Dans le modèle influent de Frith, ce défaut d’accès au plan métareprésentationnel donnerait naissance aux symptômes, plutôt qu’il ne serait expliqué par eux. Incidemment, cette hypothèse permet la formulation de deux prédictions majeures :

i) Les sujets en rémission ne devraient pas présenter de difficultés en théorie de l’esprit ; en l’absence de symptômes, cette capacité de lecture intentionnelle devrait donc être intacte chez les patients examinés.

ii) On devrait pouvoir mettre en évidence une corrélation robuste entre les symptômes des patients testés et les déficits particuliers qu’ils présentent dans le domaine de la méta-représentation. Ces déficits, non homogènes, peuvent affecter la capacité à se représenter les croyances ou les intentions d’une personne à propos du monde (représentations de 1er ordre) ou les croyances d’une personne à propos des croyances ou des intentions d’une autre personne (représentations de 2nd ordre, ou « métareprésentations »).

De nombreuses études ont été conduites afin d’évaluer la pertinence de ces prédictions. Or, les résultats obtenus sont pour le moins contradictoires : Drury et ses collaborateurs (1998) ont identifié des anomalies de la capacité d’attribution intentionnelle chez des patients schizophrènes pendant la phase aiguë de la maladie – ces anomalies disparaissant en période de rémission –, tandis qu’une étude plus récente retrouve ces perturbations en dehors même de la période aiguë, chez des patients chroniques (Herold et al., 2005).

De même, aucune association différentielle entre des déficits particuliers en « théorie de l’esprit » et des symptômes spécifiques de la schizophrénie n’a pu être établie avec certitude : certaines études indiquent que les schizophrènes déficitaires et désorganisés sont moins performants dans les tâches impliquant la maîtrise de représentations de 1er comme de 2nd ordre (Frith & Corcoran, 1996 ; Corcoran et al., 1995), tandis que d’autres études plus récentes ne localisent de déficits que pour les représentations de 1er ordre (Mazza et al., 2001) ou de 2nd ordre seulement (Herold et al., 2003). Plus généralement, les corrélations mises en évidence entre troubles de la mentalisation et symptômes de la schizophrénie manquent de cohérence : sur le plan productif de la pathologie, plusieurs études corrèlent ce déficit avec, tantôt la sévérité des troubles de la pensée formelle non-déficitaire (Sarfati et al., 1999 ; Brunet et al., 2003), tantôt le syndrome de désorganisation (Zalla et al., 2006), tantôt le syndrome « distorsion de la réalité » (Frith & Corcoran, 1996), tandis que d’autres travaux révèlent une association significative avec le versant déficitaire de la maladie : pauvreté psychomotrice (Mazza et al., 2001), affects émoussés, repli social et/ou alogie (Pickup & Frith, 2001 ; Langdon et al., 2002). En règle générale, les effets de la symptomatologie sur les performances de représentation et d’attribution intentionnelles sont vagues et peu robustes, quoiqu’il ressorte, au total, que les patients schizophrènes réussissent généralement moins bien que les contrôles sains ou psychiatriques les tâches nécessitant l’appréciation des états mentaux d’autrui (Harrington et a.l, 2005 ; Sprong et al., 2007, pour revue).

Ces résultats incertains, souvent contradictoires, s’expliquent en partie par l’hétérogénéité des tâches employées – en termes de complexité et de matériel présenté (verbal, iconographique) – et, plus largement, par une absence de contrôle manifeste de la compétence évaluée. Ce sur quoi porte notre capacité de lecture intentionnelle, à savoir l’intention d’autrui, paraît en effet compris d’un seul bloc, alors que la notion d’intention supporte, nous l’avons vu,des niveaux de complexité variables. L’hétérogénéité des résultats mentionnés ci-dessus pourrait donc témoigner du fait que, croyant tester un même objet ou une même aptitude, les études en question évaluent en réalité cet objet à des niveaux de complexité distincts (voir Walter et al., 2009, pour une critique similaire). Or, le déficit en lecture intentionnelle rapporté chez les patients schizophrènes pourrait être sélectif et très localisé, d’où l’intérêt préalable d’évaluer à quel(s) niveau(x) de complexité intentionnelle (intentions motrice, privée, ou sociale) ce ou ces déficits s’inscrivent, évaluation nécessairement graduelle et cohérente en cela avec une approche intégrative de la maladie.