3.1 Vraisemblance perceptive et informations a priori 

Pour tester la pertinence de ce modèle, nous avons élaboré plusieurs protocoles expérimentaux destinés à tester, individuellement, chacun des niveaux de la typologie intentionnelle mentionnés ci-dessus. Pour rappel, cette typologie distingue deux grandes classes d’intentions : motrice et privée, à composante sociale (lorsque l’action est à propos d’autrui) ou non-sociale (lorsque l’action est à propos d’un objet). Une fois définie la granularité de cette typologie, la question que nous avons adressée était double :

  1. toutes ces intentions (motrice et privée, sociale ou non-sociale) partagent-t-elles les mêmes mécanismes de reconnaissance ? Peut-on les distinguer au regard du type d’information qui contribue à leur reconnaissance ?
  2. le déficit (apparent) des patients schizophrènes en matière de mentalisation est-il spécifique d’une intention particulière, ou d’un mécanisme associé à l’un ou l’autre niveau de cette typologie ?

Pour répondre à ces deux questions, nous avons formulé l’hypothèse de travail suivante : reconnaître une intention implique de traiter au moins deux types d’information, 1) des informations de nature perceptive, disponibles sur l’action en cours de réalisation, et 2) des informations a priori, relatives aux connaissances préalablesque je possède sur l’action observée. Ces connaissances a priori sont naturellement susceptibles d’interagir avec ce que nous percevons de la scène d’action. En contexte d’incertitude perceptive par exemple, ces a priori favoriseront le poids de certaines prédictions, en augmentant la probabilité de certaines conclusions, au détriment d’autres. Lorsque l’exercice consiste à déterminer la cause la plus probable de l’action observée, cette interaction entre a priori et données perceptives peut se traduire par une augmentation de la probabilité de certaines causes – de certaines intentions – au détriment de leurs concurrentes. Nous ne discuterons pas la nature de ces connaissances a priori, qui a fait l’objet de vives controverses8 ; seule nous intéresse ici la fonction que ces connaissances remplissent dans l’économie générale du système : en contexte d’incertitude (lorsque l’action est incomplète, bruitée ou ambiguë), ces connaissances a priori auront pour effet de favoriser, en l’augmentant, la probabilité que certaines hypothèse soient vraies, ou que certaines causes soient réelles. Lorsqu’il s’agit de reconnaître l’intention d’autrui, le rôle de ces a priori peut être crucial : l’intention est un état inobservable et le comportement est souvent tronqué, ou ambigu. Le succès de l’inférence dépendra donc étroitement de ce que l’on sait a priori des causes (des intentions) qui, en général, motivent l’exécution de ce comportement.

S’il est aujourd’hui admis que ces deux sources d’information, perceptive et a priori, interagissent au cours du processus de reconnaissance, il reste encore à déterminer la nature exacte de cette contribution. Cette question fait naturellement écho à celle que nous adressions au paragraphe précédent. Les mécanismes de la simulation traitent essentiellement des informations de nature perceptive, liées au mouvement biologique, tandis que les concepts primitifs postulés par la « théorie-théorie » réfèrent à un ensemble de connaissances préalables à l’expérience perceptive du mouvement. De fait, déterminer le rôle que jouent informations perceptives et a priori au cours du processus de reconnaissance intentionnelle revient à préciser la contribution respective de ces deux grandes classes de mécanismes (simulation ou concepts primitifs) dans le succès de ce processus. Nous avons formulé l’hypothèse que la nature de cette contribution dépendait en réalité du type d’intention présenté : informations a priori et information perceptives devraient naturellement jouer un rôle distinct selon le niveau de la typologie étudié (intention motrice ou privée, sociale ou non-sociale).

Notes
8.

La fonction que remplissent ces a priori pourrait être prise en charge par une classe particulière de neurones – appelés « logically related neurons » – sensibles à la prédictibilité des chaînes d’actions élémentaires (voir Iacoboni et al., 2005). Cette classe de neurones, dont il reste encore à démontrer l’existence, plaide naturellement en faveur des théories simulationnistes. Il existe néanmoins des alternatives, lesquelles militent plutôt en faveur d’un modèle « hybride » des facultés de mentalisation : dans le cadre du formalisme Bayesien, il est ainsi possible de concevoir les informations a priori du sujet comme des « théories de niveaux supérieurs » (Baker et al., 2006), susceptibles de réduire l’ « erreur de prédiction » que génère l’information perceptive lorsqu’elle ambiguë, bruitée ou incomplète (Kilner et al., 2007).