5.2 Mentaliser sous influence : le cas de la schizophrénie

En introduction, nous avions formulé l’hypothèse que les troubles de la mentalisation rapportés dans la schizophrénie devraient se traduire sous la forme d’une dépendance anormale i) aux informations perceptives véhiculées par la kinématique de l’action observée, sinon ii) aux connaissances préalables que le patient entretient sur le type d’action présenté. Nous nous attendions également à ce que la forme de cette dépendance varie selon la dimension clinique (négative ou productive) prévalant chez le patient.

Les quatre groupes de patients que nous avons testés présentent des patterns de réponses relativement similaires à celles des participants contrôles. En revanche, des profils de performance assez nets émergent lorsque l’on corrèle le type de réponse produite avec le profil symptomatologique des patients. En particulier, nous avons pu mettre en évidence que la sévérité de la symptomatologie productive était étroitement associée à une dépendance accrue aux informations a priori. Les patients souffrant d’hallucinations, de délires ou de troubles de la pensée formelle présentent en effet une défiance significative à l’encontre des informations perceptives – exogènes –, et une confiance accrue à l’égard des leurs attentes préalables (prior expectations). A l’inverse, la sévérité de la symptomatologie négative se trouve associée à une sensibilité accrue aux informations perceptives et à une absence de référence aux informations endogènes – a priori.

Enfin, ces profils de performance sont également sensibles aux variations de complexité intentionnelle. Les patients « productifs » manifestent en effet une dépendance prononcée à l’égard des informations a priori dans les conditions « superordonnées », conditions dans lesquelles, nous l’avons vu, l’ambiguïté perceptive incite à répondre en direction des intentions dont la probabilité a priori est la plus élevée. Les patients déficitaires sont, quant à eux, plus attentifs aux informations perceptives dans les conditions « sociales » et tendent à se défier des informations a priori dont ils disposent quant au mode d’interaction privilégié par la séquence (i.e.le mode ‘coup-pour-coup’). Dans la littérature, l’hétérogénéité des performances pourrait être redevable de ce pattern de dépendance spécifique, variable selon la dimension clinique du patient et accentué par les caractéristiques (sociale ou non-sociale, motrice ou superordonnée) de l’intention ciblée.

Au total, l’hypothèse selon laquelle un déficit en mentalisation doit être exploré au niveau de ses mécanismes les plus élémentaires, est séduisante à plusieurs titres. Elle est parcimonieuse, d’une part, puisque les processus qu’elle incrimine ne sont pas spécifiques des troubles de la mentalisation et débordent même le champ des cognitions sociales ; or, la schizophrénie est bien loin d’être une pathologie réductible à un dysfonctionnement des processus de Théorie de l’Esprit. Ce défaut d’accès aux états mentaux d’autrui, s’il est avéré, s’inscrit en effet sur un arrière-plan de perturbations diffuses, en partie aspécifiques (pour une revue des perturbations cognitives recensées à ce jour dans la schizophrénie, voir Barch, 2005 ; Mesholam-Gately et al., 2009). L’hypothèse d’une interaction inappropriée entre vraisemblance perceptive et informations a priori a donc le mérite d’être assez élémentaire pour embrasser le fonds de ce déficit généralisé.

Cette hypothèse, d’autre part, est particulièrement cohérente avec les données de la littérature. Il a été montré à maintes reprises que les patients déficitaires accordaient un privilège excessif aux informations sensorielles – exogènes, c’est-à-dire prenant source dans l’espace extra-corporel. Chez les patients alexithymiques, en particulier, on relève une tendance marquée à se concentrer sur les événements extérieurs plutôt que sur les expériences intérieures (Taylor, 1994). Cette sensibilité excessive aux informations exogènes pourrait témoigner plus généralement du caractère stimulo-induit des comportements déficitaires ; elle expliquerait également la tendance au repli des patients souffrant de symptômes négatifs ainsi que l’ensemble des troubles de l’initiation volontaire fréquemment rapportés dans cette dimension particulière de la symptomatologie (Frith, 1992). Le profil inverse, en revanche, pourrait prévaloir chez les patients dits « productifs ». Les patients souffrant de délires, en particulier, présentent une vulnérabilité particulière aux inférences arbitraires. Dans certaines tâches de raisonnement probabiliste, ces patients produisent significativement plus de conclusions hâtives (jump-to-conclusion) que des sujets témoins appariés en âge et niveau d’éducation (Brankovic & Paunovic, 1999 ; Colbert et al., 2002). Il a été suggéré que cette tendance à conclure hâtivement, sur la foi de peu d’informations exogènes, traduisait une confiance excessive à l’égard des informations a priori, auto-générées, et sur la base desquelles le patient aurait tendance à faire porter tout le poids de sa décision(Jones, 1999). Le tableau clinique de la croyance délirante présente d’ailleurs le même type d’« asymétrie cartésienne » : les informations qui surviennent dans l’environnement local ne sont pas traitées avec le même degré de confiance que les informations endogènes, pour leur part soutenue avec un degré de conviction extrême (Huq et al., 1988 ; McCabe, 2004). Cette asymétrie expliquerait ainsi le caractère imperméable de la croyance délirante, dont le contenu n’est souvent pas ou peu révisé, en dépit des preuves empiriques qui le contredisent en permanence.