Reprise & perspectives

L'objectif principal de ce travail était de reconsidérer les processus engagés dans le contrôle et la compréhension de l’action à la lumière de deux modèles hiérarchiques des représentations d'actions. Le second objectif de ce travail visait à déterminer si, dans la schizophrénie, la mise en évidence d'un trouble circonscrit à l'un ou l'autre niveau de la hiérarchie considérée, permettait de mieux rendre compte des spécificités du dysfonctionnement dans la maladie, et s'accompagnait en conséquence d'associations cohérentes avec la sévérité de la symptomatologie.

Nous observons, dans le premier volet de ce travail consacré aux troubles du contrôle de l’action, que les patients schizophrènes présentent des difficultés spécifiques pour le traitement d'informations de nature contextuelle, et que ces difficultés co-varient avec la sévérité des symptômes de désorganisation. Nous avons fait l'hypothèse que cette difficulté pouvait traduire une incapacité plus fondamentale à contrôler de manière soutenue l'organisation hiérarchique du comportement, c'est-à-dire à coordonner les différents segments du comportement avec les buts ou sous-buts qui le gouvernent. Dans une étude complémentaire de connectivité effective, nous montrons par ailleurs que ce trouble contextuel s'accompagne de liens fonctionnels anormaux entre les régions préfrontales en charge du traitement des indices de contexte immédiat et du contrôle de l'épisode temporel en cours. Ces relations dysfonctionnelles pourraient traduire, selon nous, les difficultés qu’ont certains patients à affiner leurs représentations temporelles des situations en y intégrant des indices de contexte pertinents. Ces difficultés feraient par ailleurs écho au caractère souvent « dissonant » des comportements désorganisés de la maladie, dans les registres moteur comme verbal.

Un déficit en matière d’intégration contextuelle peut naturellement conduire à une forme de « décontextualisation » de l’action susceptible d'impacter à la fois sur l'organisation des comportements en première personne, mais également sur la capacité à planifier ses actions dans le contexte des plans, ou des buts, d'autrui. Le second volet de ce travail s’attachait précisément à explorer la capacité réduite des patients schizophrènes à juger ou se représenter les intentions d'un tiers. Ces difficultés d'attribution et de représentation mentales ont fait l'objet d'investigations détaillées, mais souvent contradictoires, et nous avons proposé de les explorer à un niveau d'analyse plus fin du fonctionnement méta-cognitif.

Pour ce faire, nous avons pointé l’importance de considérer le caractère composite de la notion d’ « intention », en insistant sur la variété des relations (one-to-one, one-to-many) qu’une action peut entretenir avec le ou les buts qu’elle poursuit. Nous avons fait l’hypothèse que la variété de ces relations devait s’exprimer sous la forme d’une interaction variable des processus les plus élémentaires en jeu dans l’inférence intentionnelle. Reconnaître une intention suppose en effet de traiter au moins deux types d’information distincts :les informations visuelles de kinématique (véhiculées par le comportement observé), et les informations, ou attentes préalables que l'observateur formule à l'égard du comportement dont il cherche à découvrir le but. Dans une série d’études comportementales, nous avons montré que ces deux types d’information interagissaient différemment selon le type d’intention considéré, c’est-à-dire i) selon la relation que l’action observée entretient avec l’intention qui la cause (intention motrice vs. superordonnée) ou ii) selon que la situation d’action induit, ou non, des attentes domaine-spécifiques (intention sociale vs. non-sociale). Nous avons proposé d’interpréter ces résultats à la lumière d’un modèle hiérarchique de compréhension de l’action dans le cadre duquel l’inférence intentionnelle est modélisée comme le produit d’une cascade d’influences top-down, générées et intégrées à chaque niveau de la hiérarchie, et remises à jour à chaque nouvelle observation (v. figure 16, p.247). Nous suggérons en outre que cette remise à jour pourrait s’effectuer selon une dynamique formalisée par une généralisation du théorème de Bayes (modèle log(proba)), optimisé pour chaque individu (horizon mnésique).

Figure 16. Modèle hiérarchique des représentations d’actions intentionnelles. L’interaction entre information visuelle et connaissance a priori varie selon le niveau intentionnel de l’action considérée (moteur, superordonné, social). Cette variation dépend de la relation que l’action observée entretient avec l’intention qui la cause : (1) lorsque cette relation est de type univoque (one-to-one), l’inférence table principalement sur l’information perceptive, véhiculée par la kinématique du mouvement ; (2) lorsque cette relation est équivoque (one-to-many), l’inférence s’affranchit progressivement des afférences sensorielles pour privilégier les connaissances a priori relatives aux causes les plus probables du mouvement observé. Des intentions motrices aux intentions sociales (3), on observe une influence accrue de ces attentes a priori sur la sélection de l’action exécutée (1), ou de la configuration arrangée (2) par les agents de l’interaction. Dans ce modèle, l’inférence intentionnelle est le produit d’une cascade d’influences topdown, produites et intégrées à chaque niveau de la hiérarchie. A chaque essai, la réponse du sujet met à jour la probabilité (lignes en pointillés) associée à chaque occurrence d’actions, formes, configurations, ou stratégies.

Conformément à notre hypothèse initiale, cette série de quatre études comportementales a été répliqué dans la schizophrénie, chez 4 groupes de patients appariés. Deux profils distincts de mentalisation éemergent. Nous observons, d’une part, que les patients à symptomatologie productive dominante (hallucinations, délires, troubles de la pensée formelle) tendent à accorder un crédit excessif à leurs attentes préalables. En revanche, la sévérité de la symptomatologie négative (retrait social, émoussement affectif, pauvreté du langage et de la pensée) co-varie avec une tendance exagérée à se concentrer sur l’information de kinématique visuelle, véhiculée par les mouvements de l’agent observé. Nous avons fait l’hypothèse que l’hétérogénéité des performances rapportées dans la littérature pouvait être redevable de ce pattern de dépendance spécifique – aux informations a priori ou aux informations perceptives de kinématique –, variable selon la dimension clinique du patient et accentué par les caractéristiques de l’intention considérée.

Enfin, la dernière étude de ce travail s’inscrivait dans la continuité des hypothèses que nous avions formulées initialement : la mise en évidence d’une dépendance normale (sujets sains), ou excessive (patients schizophrènes), aux informations perceptives ou a priori devait pouvoir se traduire par l’engagement d’un réseau de structures cérébrales propre à chaque classe d’intention (selon, précisément, le type d’information qu’elle promeut). Les résultats préliminaires de l’étude conduite en neuroimagerie démontrent que les régions impliquées dans le jugement d’intentions sont, d’une part, sensibles aux deux types d’information manipulés durant la tâche, et, d’autre part, que ces informations contribuent différemment à l’inférence d’intentions motrices ou superordonnées. En condition superordonnée, nous observons un pré-engagement des attentes du participant avant l’observation du mouvement lui-même, et une référence par défaut à ce template intentionnel préalablement constitué – ce dont témoigne l’absence de modulation par l’information visuelle de l’activité des régions qui codent pour la représentation de ce template. Ces résultats, confinés aux conditions non-sociales, sont toutefois encore préliminaires et nécessiteraient la conduite d’analyses supplémentaires, ainsi qu’une comparaison directe avec les conditions sociales développées dans l’étude comportementale à l’origine de ce travail.

Considérés ensemble, ces résultats présentent une cohérence qui appelle, selon nous, une ligne de recherche prometteuse. Nous devons toutefois souligner que la position théorique qui fait l’originalité de ce travail, pourrait également en constituer l’une des principales limites. Nous avons en effet formulé l’hypothèse que le jugement d’intentions mobilisait des processus dont le fonctionnement s’ajustait au cadre plus général du formalisme Bayesien. Ce formalisme a démontré son efficacité dans des champs aussi variés que l’apprentissage, la perception ou le raisonnement causal. Plus généralement, il est parfaitement adapté pour rendre compte de la manière dont un observateur parvient, en présence de signaux tronqués ou ambigus, à inférer avec succès les variables cachées de son environnement. En inscrivant notre travail dans ce cadre, nous avons donc choisi d’aborder le problème de la lecture intentionnelle en mobilisant les concepts et les outils d’un formalisme dont le champ d’application excède, précisément, celui de la mentalisation. Cet acte délibéré répondait à la nécessité de décomposer la fonction étudiée en processus plus élémentaires, susceptibles dans la pathologie de dysfonctionnements localisés ; il n’en reste pas moins que le formalisme Bayesien reste ici limité à l’observation d’actions réalisées en troisième personne, et ne nous dit rien des mécanismes en jeu dans la représentation d’actions intentionnelles en première personne. Or, la question de la représentation et de l’implémentation de ses propres buts pourrait engager des motivations hors de portée du formalisme adopté dans ce travail. L’initiation et le suivi de ma propre action, par exemple, est susceptible de reposer sur des attentes préalables codées sous la forme de valeurs internes, ou de raisons, dont seule une étude de l’action en première personne est à même de saisir l’importance, en particulier pour la compréhension de ce qui fait la spécificité des comportements autonomes humains.