2. Les caractéristiques de la croissance urbaine lyonnaise

L’objectif ici n’est pas de donner une vision précise et encore moins exhaustive de l’agglomération et de ses transformations urbanistiques. Il s’agit de saisir les lignes de force de cette urbanisation afin d’en donner une meilleure visibilité et restituer le phénomène auquel ont été confrontés l’autorité diocésaine et l’ensemble des catholiques de l’agglomération au cours de la période. À la lecture des travaux historiques portés à notre connaissance, la croissance urbaine lyonnaise peut être déclinée selon trois modalités.

C’est d’abord le poids croissant des périphéries dans l’ensemble de l’agglomération qui apparaît comme un phénomène de première importance, comme le montre le tableau ci-dessous59 :

Fig. 2. Taux de croissance démographique de l’agglomération lyonnaise, 1946-1968.
  1946-1954 1954-1962 1962-1968
Ville60
Banlieue Est
Banlieue Ouest
Banlieue Nord
+ 3,23 %
+ 15,61 %
+ 16,41 %
+ 17,75 %
+ 11, 90 %
+ 26,47 %
+ 11,80 %
+ 15,77 %
-1,5 %
+ 37,98 %
+ 15,32 %
+ 29,40 %

Ces recompositions démographiques et spatiales se manifestent en particulier par le déplacement du centre de gravité démographique vers l’est de l’agglomération et par le déclin démographique du centre. Il faut certes prendre en compte ce que les auteurs appellent « la chronologie du passage de la vague démographique », qui organise « de façon semi-concentrique et stratifiée » les espaces périphériques. Les étapes d’urbanisation des communes de banlieue se différencient de fait selon le degré de proximité avec le centre. Ainsi, la croissance des plus anciennes périphéries comme Villeurbanne, Saint-Fons ou Oullins prend fin en 1968, proche en cela du déclin numérique de la population de la commune de Lyon. Un deuxième groupe de communes, dans une seconde auréole, a connu une forte croissance entre 1946 et 1968 avant de connaître un essoufflement au début des années 1970. C’est le cas de Vénissieux, Pierre-Bénite ou Bron. Enfin, un troisième groupe plus excentré (Vaulx-en-Velin, Saint-Priest, Décines-Charpieu à l’est mais aussi des communes de la proche banlieue ouest comme Écully, Tassin-la-Demi-Lune ou Saint-Cyr-au-Mont-d’Or) connaît une véritable explosion démographique tout au long de la période, sans ralentissement visible avant 1975-198261.

Il reste que l’enseignement principal de ce tableau statistique est le poids croissant, en termes démographiques, des périphéries de l’est de l’agglomération. Cette tendance lourde est confirmée par nos propres calculs sur l’espace de l’archidiaconé Saint-Jean : la part de la population habitant dans les périphéries ouest est passée de 11,2 % à 15,0 % entre 1954 et 1975, alors que celle résidant dans la banlieue orientale, déjà plus élevée en 1954 (17,7 %), a quasiment doublé, atteignant 32,1 % en 197562. Au cours de la même période, la part de la population de la commune de Lyon a chuté de 65,6 à 42,2 %.

Cette croissance urbaine différenciée s’explique par la conjugaison de plusieurs facteurs. D’après les auteurs de l’Histoire de Lyon, ce sont les flux migratoires qui assurent la majorité de la croissance démographique jusqu’aux années 1960. Ces migrations se composent de nationaux et d’étrangers, ces derniers représentant l’apport le plus important depuis 1954. En 1974, l’agglomération compte près de 155 000 étrangers dont 78 000 en provenance d’Afrique du Nord. À partir de la fin des années 1960, c’est l’accroissement naturel qui assure l’essentiel de la croissance démographique63. La désindustrialisation des communes proches du centre et le transfert des unités de production plus à l’est explique pour une part la « vague démographique » selon un gradient ouest-est évoqué plus haut64. La tertiarisation progressive des activités, surtout à Lyon, Villeurbanne et dans certaines communes à dominante résidentielle, tend à reléguer la population ouvrière dans les marges est et sud de l’agglomération65. Enfin, ces constructions nouvelles correspondent pour une large part à de grandes opérations de logement social.

L’agglomération lyonnaise est un exemple significatif de cet essor spectaculaire du logement collectif sur un modèle fonctionnaliste tel que le définit la Charte d’Athènes. Les offices HLM locaux bâtissent environ 4 000 logements par an pendant les années 1960 et au début des années 1970. Au total, sur les quelque 55 500 logements sociaux gérés par les Offices en 1972, près de 6 000 sont situés à Villeurbanne et 30 000 dans des communes de la banlieue lyonnaise, la plupart dans le cadre de Zones à Urbaniser en Priorité (ZUP) : Bron-Parilly, les Minguettes à Vénissieux, la Duchère à Lyon, Vaulx-en-Velin, Caluire et Rillieux concentrent les principaux grands ensembles de l’agglomération, auxquels il faut ajouter les réalisations plus restreintes de la Cadière à Oullins, Les Clochettes à Saint-Fons ou Bel-Air à Saint-Priest66. De façon frappante mais significative, la construction des grands ensembles est stoppée au moment de l’essoufflement de la croissance économique, puisque la circulaire Guichard date de 1973. Jacques Bonnet confirme pour le cas lyonnais que « les années de crise entraînent une pause dans la construction »67.

Pourquoi dans ce cas avoir choisi la date de 1975 plutôt que celle de 1973 ? La première a semblé plus judicieuse sur le plan chronologique, aussi bien en histoire urbaine qu’en histoire religieuse. Les Trente Glorieuses ont été saisies comme une période globale, ce qui a permis en outre d’inclure les résultats du recensement général de la population de 1975, ainsi que l’inauguration du nouveau centre directionnel de la Part-Dieu. Ce nouvel aménagement constitue dans les années 1970 l’opération phare d’une rénovation urbaine qui cherche à créer de nouvelles centralités - notamment économiques et financières - sur la rive gauche du Rhône.

Ce moment a également une signification sur le plan diocésain. Certes, la période 1945-1975 ne recoupe pas la chronologie des épiscopats de l’après-guerre : Pierre-Marie Gerlier est archevêque de Lyon depuis 1937 et, après le bref passage de son successeur Jean Villot (1965-1967), le cardinal Alexandre Renard reste sur le siège archiépiscopal jusqu’à sa démission en 1981.

Mais l’année 1975 marque l’arrivée d’une nouvelle équipe auprès de Mgr Renard dans l’administration du diocèse et la conduite de la pastorale. Les pères Maurice Delorme et Paul Bertrand sont choisis tous deux à cette date comme nouveaux évêques auxiliaires, en remplacement de Mgr Chagué et de Mgr Boffet68. Ces nominations peuvent être lues comme la volonté de l’archevêque de Lyon de prendre davantage en considération la pastorale urbaine : le vicaire général Delorme, archidiacre de Saint-Jean, n’a pas ménagé ses efforts pour susciter une coordination de la pastorale à l’échelon de l’agglomération lyonnaise ; de même, le père Paul Bertrand était jusqu’alors coordinateur de la pastorale de la ville dans le diocèse de Sens69.

En outre, la date de 1975 correspond à l’inauguration du centre « Mains ouvertes » à la Part-Dieu à l’initiative du père Jean Latreille. L’ouverture de ce lieu œcuménique d’accueil spirituel au cœur du nouveau centre directionnel de l’agglomération marque l’aboutissement d’une réflexion sur les modalités d’une présence d’Église dans les flux de la ville qui soit distincte de la structure paroissiale traditionnelle.

Enfin, c’est en 1975 que sont publiées deux études du père Roger Daille, responsable de l’Institut de sociologie des Facultés catholiques de Lyon, qui témoignent de la fin d’un cycle en sociologie dans le diocèse : il s’agit de la dernière véritable consultation paroissiale sur le modèle Le Bras-Boulard pour la région lyonnaise et d’un bilan des effets de l’urbanisation sur la vie des chrétiens70.

Notes
59.

Repris de Françoise Bayard et Pierre Cayez, Histoire de Lyon…, op. cit., p. 420. Les communes concernées par chacune des catégories utilisées ne sont pas explicitées.

60.

En l’absence de précision de la part des auteurs, la « ville » ici nommée renvoie très probablement à la commune de Lyon.

61.

Françoise Bayard et Pierre Cayez, Histoire de Lyon…, op. cit., p. 421.

62.

Ont été comptabilisées dans les périphéries ouest les populations des communes de : Champagne-au-Mont-d’Or, Charbonnières, Craponne, Dardilly, Dommartin, Écully, Francheville, Irigny, La Mulatière, La-Tour-de-Salvagny, Limonest, Oullins, Pierre-Bénite, Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, Saint-Didier-au-Mont-d’Or, Sainte-Foy-lès-Lyon, Saint-Genis-Laval, Saint-Genis-les-Ollières et Tassin-la-Demi-Lune ; dans les périphéries est, les populations des communes de : Bron, Corbas, Décines-Charpieu, Mions, Saint-Priest, Villeurbanne, Vaulx-en-Velin et Vénissieux.

63.

Françoise Bayard et Pierre Cayez, Histoire de Lyon…, op. cit., p. 422.

64.

Le phénomène est particulièrement visible pour Villeurbanne. Voir Marc Bonneville, Désindustrialisation et rénovation immobilière dans l’agglomération lyonnaise. Le cas de Villeurbanne, Université Lyon 2, Centre de recherches sur l’environnement géographique et social, 1975.

65.

Françoise Bayard et Pierre Cayez, Histoire de Lyon…, op. cit., p. 423.

66.

Idem, p. 423-425.

67.

Jacques Bonnet, Lyon et son agglomération…, op. cit., p. 5.

68.

Mgr Louis Boffet (1921-1997) a été nommé évêque coadjuteur du diocèse de Montpellier, Mgr Pierre Chagué (1920-1980) évêque de Gap.

69.

« Mgr Paul Bertrand, évêque auxiliaire du diocèse » et « Abbé Maurice Delorme nommé évêque auxiliaire », Église de Lyon, respectivement dans les semaines du 27 juin et 17 octobre 1975.

70.

Roger Daille, Une consultation paroissiale : Sainte-Madeleine-des-Charpennes le 17 février 1974, Lyon, Institut de sociologie, 1975 ; Propos sur l’urbanisation, Lyon, Institut de sociologie, 1975.