3. Une pastorale urbaine ?

Peut-on dès lors parler de « pastorale urbaine » ? Répondre par l’affirmative reviendrait à supposer qu’elle serait aussi opératoire aux yeux des responsables diocésains que le classement par milieux sociaux tel qu’il existe depuis l’entre-deux-guerres dans l’Action catholique spécialisée. Or, il n’en est rien.

Il existe au début des années 1950 une pastorale rurale dans le diocèse, structurée par des organismes diocésains et relayée efficacement pour la diffusion des informations (avis, convocations) par la Semaine religieuse, qui consacre des rubriques explicitement intitulées « pastorale rurale », dans le titre de l’encart ou dans l’index123. A contrario, l’expression « pastorale urbaine » ou pastorale « de » ou « dans la ville » n’est pas utilisée dans les fonds dépouillés et dans la Semaine religieuse au début des années 1950. À l’exception de l’Œuvre du Christ dans la banlieue, aucun organisme (œuvre, service diocésain) n’est dédié à un référent urbain, qu’il s’agisse d’espace ou de population.

Il semble même que l’écart entre les modes de vie rural et citadin justifie aux yeux de l’archevêque la pertinence d’une pastorale rurale et d’une attention toute particulière de l’Église envers le monde des campagnes. En mars 1950, dans un communiqué lu dans les « paroisses ayant une population rurale même partiellement », le cardinal Gerlier apporte en effet son soutien à la paysannerie, en proie d’après l’archevêque à un « malaise certain ». Il dénonce une aggravation récente des inégalités économiques et sociales entre paysans et citadins, qu’il oppose : « Plus dispersées que les masses ouvrières, moins soucieuses, peut-être, du sens de la solidarité, nos populations paysannes n'ont pu bénéficier des mêmes progrès matériels et sociaux que la population des villes […]. De plus, les événements de ces dernières années ont amené une mévente sérieuse, qu'a aggravée encore l'absence d'une législation sociale familiale analogue à celle des villes : allocations, primes, enseignement professionnel, soins médicaux »124. La ville est donc à la fois le réceptacle de la croissance économique et de ses effets, le cadre dans lequel se formulent les orientations futures et le lieu où se déploient les bienfaits de l’État-Providence.

Ce constat résolument optimiste est à l’opposé du discours anti-urbain traditionnel, dans lequel la ville incarne par excellence le dépérissement des valeurs, la négation des hiérarchies naturelles (notamment au sein de la famille) et l’indifférence religieuse. Sans doute le parcours personnel de Mgr Gerlier explique-t-il en partie cet esprit d’ouverture face à la ville : à l’origine de la création de la JOC et par conséquent confronté très tôt à l’évangélisation des masses ouvrières. La ville est pour lui un monde familier depuis sa nomination sur le siège archiépiscopal de Lyon une quinzaine d’années auparavant. Mgr Gerlier va jusqu’à imputer en partie la crise du monde agricole à la paysannerie elle-même : l’individualisme (« dispersés », « moins soucieuses du sens de la solidarité ») et le fatalisme paysan - « prenez vous-même en mains les instruments de votre propre destinée » - compliquent sensiblement les efforts pour surmonter cette conjoncture difficile. Aussi le cardinal assure-t-il le monde rural rhodanien de sa bienveillance, face au « découragement des adultes devant une tâche qui devient impossible, leur angoisse devant l’avenir de leurs enfants ». Ce trouble s’incarne dans un phénomène pour lequel Mgr Gerlier estime qu’il n’est pas de son ressort « d’indiquer des remèdes d’ordre technique » : l’exode rural. La ville vide de ses forces vives le monde agricole car ce sont les jeunes qui partent.

Ce communiqué officiel en témoigne : la ville n’est pas un lieu condamnable en soi car elle porte en elle un avenir qui peut être synonyme de progrès réel pour les populations. Mais c’est alors du sort des campagnes et de son vieillissement que le magistère doit se préoccuper. En ce moment précis d’achèvement de la Reconstruction et de modernisation de l’agriculture, les campagnes, plus que les villes, semblent attirer l’attention de l’Église.

Ce texte émanant du clergé n’est pas le seul au tournant des années 1940-1950 qui évoque les rapports complexes entre la ville et les campagnes du diocèse. En témoigne un encart paru un peu moins d’un an après dans la Semaine religieuse, qui se présente sous la forme d’une réflexion d’un prêtre - peut-être fictif - exerçant sa charge dans le monde agricole125. Toute la première partie de l’encart s’attarde sur les méfaits de la proximité de la ville et semble vouloir traduire un état d’esprit partagé par une partie des lecteurs au moins, car l’argumentation s’appuie sur le témoignage d’un chrétien anonyme. Urbanisation et déchristianisation iraient de pair : « La parole du prêtre » et « la vie chrétienne », dit le texte, restent impuissants face à l’attraction exercée par la ville sur les jeunes ruraux. Mais face à cette situation difficile pour l’Église dans les campagnes, l’auteur ne condamne pas le phénomène urbain et en appelle au contraire à davantage d’efforts pour le clergé rural : « Sans doute faut-il que notre ministère s'adapte aux conditions de vie nouvelle qui sont les leurs […]. Curé d'une paroisse dont les jeunes s'en vont travailler dans la paroisse d'un confrère,n'ai-je pas à prendre contact avec lui pour qu'ensemble nous pensions les difficultés de "nos jeunes" ? […] ». L’effort doit donc venir des curés des campagnes, dans le sens d’une adaptation à un nouveau contexte social et économique.

Un autre indice de ce phénomène est fourni par l’offre de formation proposée aux prêtres par les Facultés catholiques de Lyon. En juin 1947, à l’initiative de l’Institut social des Facultés catholiques et de la Chronique sociale, une « session d’information sociale » est proposée au clergé du diocèse, afin « d'aider les prêtres que le ministère met au contact des problèmes économiques et sociaux à faire le point sur leur état actuel et le sens de leur évolution ». Dans le programme figure une conférence d’information sur le thème « Problèmes ruraux : économiques, professionnels, sociaux » donnée par M-F. Genevrey. Aucune des autres conférences proposées ne concerne directement la ville : il s’agit dans tous les autres cas d’enseignements ou de communications sur des domaines économiques, non des espaces, et dans lesquels la ville est englobée voire gommée : « monnaie, salaires et prix », « la formation professionnelle », ou encore « le Plan Monnet »126.

Il serait dans doute excessif de considérer ces maigres indices comme le reflet de l’opinion de la majorité du clergé diocésain sur le problème de l’urbanisation vers 1950. Néanmoins, on peut remarquer que la méfiance souvent prêtée à l’Église à l’égard de la grande ville est peut-être moins prégnante qu’il n’y paraît. C’est plutôt de désintérêt qu’il faudrait parler, au sens où l’urbain ne pose pas aux prêtres du diocèse de problèmes qui lui soient propres. L’exode rural qui retient plus particulièrement l’attention des curés est pensé en son point de départ (le monde agricole est en crise) ou en son point d’arrivée (l’évangélisation du monde ouvrier est une priorité pastorale), et en des termes sociaux. L’urbanisation, qui constitue le processus géographique entre ces deux termes, n’est pas retenue comme catégorie signifiante.

Est-ce parce que monde ouvrier et monde urbain tendent à se superposer dans les représentations du clergé ? La question constitue un enjeu majeur de l’étude. Ainsi, dans le même message de mars 1950 évoqué plus haut, le cardinal tend à confondre « masses ouvrières » et « populations des villes », alors que cette dernière expression désigne un groupe beaucoup plus large et sans caractéristique socioprofessionnelle particulière127. Cette confusion trouve une grande partie de son explication dans le contexte religieux d’après-guerre.

Notes
123.

Quelques exemples dans : Semaine religieuse du diocèse de Lyon, 9 février 1951, 20 août 1951, 21 mars 1952.

124.

« Pour les paroisses ayant une population rurale même partiellement (communiqué de Son Éminence à lire en chaire) », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 24 mars 1950.

125.

« Pastorale rurale », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 9 février 1951.

126.

« 22-28 juin 1947 : session d’information sociale », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 21 juin 1947.

127.

« Pour les paroisses ayant une population rurale même partiellement (communiqué de Son Éminence à lire en chaire) », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 24 mars 1950.