Les années 1945-1954 constituent l’apogée de la Mission ouvrière en France. De nombreuses initiatives sont nées en ville et fonctionnent dans l’espace urbain. À Marseille autour de Jacques Loew, à Ivry avec Madeleine Delbrêl, dans le 13ème arrondissement de Paris où rayonne la mission dominicaine du 48, avenue d’Italie, à Colombes avec Georges Michonneau puis Louis Rétif, à Montreuil avec André Depierre, dans la paroisse Saint-Hyppolite qui reçoit des prêtres de la Mission de France ou encore à la paroisse Notre-Dame-de-la-Gare prise en charge par les jésuites : l’espace de la mission est très souvent un espace urbain et la question du progressisme chrétien qui en est un des prolongements majeurs se joue avant tout en ville128. Mais dans tous les cas, ce n’est pas cet espace urbain en tant que tel qui est au cœur de l’expérience missionnaire : il en constitue le cadre et le lieu visible, non le contenu des discours et des pratiques. Le cas de Madeleine Delbrêl à Ivry peut servir d’exemple, d’autant que le titre d’un de ses ouvrages, Ville marxiste, terre de mission, peut au premier abord laisser penser que l’espace urbain est au cœur de la réflexion129.
Lorsque Madeleine Delbrêl prend le tramway pour la banlieue sud de la capitale, la terre de mission qu’elle découvre est d’abord un milieu urbain qui s’organise autour d’une triple configuration : c’est une cité à la fois industrielle, ouvrière et communiste130. La ville devient dès lors le lieu privilégié, voire indépassable de son apostolat : « Ne pas avoir quitté Ivry enferme ma rencontre avec le marxisme dans quelques kilomètres carrés. Que ces quelques kilomètres carrés soient comme une prise de courant sur le monde, nous aurons plus tard à le constater »131. Le récit qu’elle fait de sa rencontre avec les militants communistes se construit autour de références constantes à la ville : « Ivry il y a 20 ans » ; « Ivry aujourd’hui », « ville ancienne », « ville prolétarienne » ; « ville à zones athées », « ville de la région parisienne », « ville marxiste », « ils [les militants du parti, monopolisant les organisations qui structurent la vie urbaine ] sont la ville en tant que ville », « ville-école dumarxisme », « ville-capitale du marxisme »132. Mais ce n’est pas la croissance urbaine ou le territoire en tant que tels qui sont l’essentiel de la démarche. Si elle considère Ivry comme une « ville-laboratoire »133, c’est parce que la ville est perçue comme le lieu de la condition prolétarienne et comme celui de l’encadrement et de la propagande communistes auxquels elle choisit de confronter sa foi dans le dialogue.
L’exemple de Madeleine Delbrêl à Ivry montre que durant les années 1930 et encore après 1945, le « tout-mission » (comme le dit avec humour Madeleine Delbrêl elle-même) place au cœur des ses préoccupations la population prolétarisée, non la population urbaine tout entière et encore moins la ville en tant qu’espace.
Au tournant des années 1940-1950, la ville n’est donc pas directement prise en compte dans le discours et les pratiques à la tête du diocèse : les allusions explicites à des espaces urbains sont rares. Il n’existe pas de pastorale spécifique pour la ville et les ordo ne font apparaître aucun service ou organe dédié à des problématiques proprement urbaines. D’autre part, la distinction rural/urbain est avant tout utilisée par les responsables diocésains pour évoquer les difficultés des campagnes. À cette date, les préoccupations portent surtout sur la définition et les modalités d’une mission ouvrière : plus que la ville, c’est la question de la place de l’Église au contact du monde ouvrier qui est au cœur des débats au début des années 1950. Il y a certes des constructions d’églises dans des quartiers nouveaux, mais l’urbanisation n’est pas au centre des justifications données : à Vaise, il s’agit d’abord de restructurer un quartier fortement touché par les bombardements de la guerre ; à la Guillotière, la fondation de l’église Sainte-Marie en 1952 est avant tout le prolongement des efforts d’apostolat et de soulagement de la misère dans un quartier traditionnellement au centre des pratiques charitables lyonnaises134. À ce titre, on peut parler d’une continuité avec les années d’entre-deux-guerres : la construction de plusieurs lieux de culte sur les marges de la ville dans les années 1920-1930 montre des efforts pour l’encadrement moral et spirituel de la banlieue, mais cette conquête se fait au coup par coup, à l’initiative de notables ou de l’Œuvre du Christ dans la banlieue, et non selon des plans préalablement établis par l’Archevêché, coordonnés et financés par lui.
Cependant, bien que la croissance urbaine ne soit pas un thème des orientations pastorales dans le diocèse, il faut se garder de toute caricature et ne pas biaiser l’analyse des sources : la création de deux archiprêtrés à des dates rapprochées, Saint-Maurice-de-Monplaisir en 1943 et Saint-Martin-d’Oullins en 1948, montre que l’Archevêché n’est pas indifférent aux problèmes de maillage territorial sur un espace qui s’urbanise. D’autant que les explications fournies pour l’érection du second laissent apparaître un début de réflexion géographique sur les spécificités d’un espace urbain. Ajoutons que la ville ne fait pas l’objet d’une condamnation a priori par l’autorité diocésaine au début des années 1950. La question des mal-logés qui émerge en France dans les années d’après-guerre est significative de ce point de vue : loin de se contenter de critiquer les insuffisances des politiques publiques en matière de logement, le diocèse encourage les initiatives pour rendre la ville plus habitable au tournant des années 1940-1950.
Pour une réflexion pertinente sur les définitions et les classifications possibles du mouvement missionnaire : Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, 1950-1955, Paris, Cerf, 2000, en particulier chapitres 1, 4 et 6.
Madeleine Delbrêl, Ville marxiste, terre de mission, (Provocation du marxisme à une vocation pour Dieu), Paris, Desclée de Brouwer, 1957 pour la 1ère édition.
Voir la préface éclairante d’Étienne Fouilloux, dans Madeleine Delbrêl, Ville marxiste…, op. cit.,p.7-17.
Madeleine Delbrêl, Ville marxiste…, op.cit., p. 47.
Idem, chap. I. « Ce que j’ai découvert à Ivry », p. 47-61.
Idem, p. 56.
Du père Chevrier au XIXème siècle au Foyer Notre-Dame-des-Sans-Abris en 1950 en passant par le Secrétariat des Familles créé par le Société Saint-Vincent-de-Paul en 1919. Sur ce dernier point, voir Bruno Dumons et Catherine Pellissier, « Laïcat bourgeois et apostolat social : la Société Saint-Vincent-de-Paul à Lyon sous la IIIème République », dans Jean-Dominique Durand et alii (dir.), Cent ans de catholicisme social…, op.cit., p. 291-305 ; Bruno Dumons, « Charité bourgeoise et action sociale. L’évolution des pratiques caritatives des confrères de la Société de Saint-Vincent-de-Paul de Lyon (1890-1960). Essai d’historiographie critique », dans Isabelle von Bueltzingsloewen et Denis Pelletier (dir.), La charité en pratique. Chrétiens français et allemands sur le terrain social : XIX ème -XX ème siècles, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1999, p. 143-156.