Première partie. L’expertise catholique à l’épreuve de la ville (1945-1957).

L’expertise est depuis quelques années au cœur de plusieurs travaux, aussi bien en histoire urbaine qu’en histoire religieuse135. À la faveur d’un retour du champ du politique dans l’historiographie française136, la notion d’expertise a été abondamment utilisée pour sa valeur heuristique dans des problématiques diverses : circulation des modèles et logique de réseaux, production de discours de légitimation et de validation de pratiques normées, recherche d’articulations sociales et/ou institutionnelles entre savoirs savants et pratiques de gouvernance. Expression d’une connaissance souvent technique, sa spécificité tient à son implication dans une dynamique de prise de décision. L’expertise est donc un diagnostic fondé sur un savoir de spécialiste susceptible d’éclairer scientifiquement une pratique politique137. Au-delà d’un effet de mode, la notion d’expertise a semblé pertinente pour mettre en perspective la façon dont des catholiques s’engagent sur le terrain de la ville. Ceux-ci s’efforcent en effet de tirer de l’événement un savoir qui ouvre des perspectives nouvelles138.

Dans le cas lyonnais, quatre champs d’expertise distincts ont été retenus pour la période qui court de la Libération au milieu des années 1950.

Certains chrétiens se font techniciens du logement. Bien que la lutte contre les taudis s’effectue avant tout par l’action et par des campagnes de mobilisation, elle requiert des compétences en matière de droit et d’urbanisme, sans lesquelles ces initiatives resteraient cantonnées dans le champ réduit des pratiques charitables traditionnelles. Or, il semble bien que les formes prises par ce combat pour la résolution de la crise du logement dépassent le strict domaine de la charité chrétienne. L’expertise catholique sur le terrain du logement se traduit moins par la détention d’un savoir de spécialiste que par la capacité à se prononcer sur une conjoncture. Divers mouvements dans la mouvance du diocèse participent à la mise en forme d’une question - démarche constitutive de l’expertise139 - , celle d’un droit au logement140.

D’autre part, la création pendant la guerre d’Économie et Humanisme suscite à Lyon le démarrage d’une équipe locale qui prétend contribuer à la modernisation des structures héritées de l’entre-deux-guerres et de Vichy. Ce petit groupe prend le territoire de la ville comme champ d’action et d’étude. Il constitue le noyau du Comité d’expansion pour l’aménagement et l’expansion économique de la région lyonnaise, actif à partir du milieu des années 1950. La publication en 1955 d’une grande enquête sur la région lyonnaise réalisée par l’équipe centrale d’Économie et Humanisme apparaît comme l’apogée de cette expertise urbaine empirique, avant que les services de l’État prolongent, de façon plus institutionnalisée et plus directive, ces premiers efforts d’aménagement du territoire.

Au cours de la même période, les débuts de la sociologie religieuse en France dans la lignée de Gabriel Le Bras et de Fernand Boulard conduisent l’Archevêché de Lyon à organiser, comme c’est le cas au même moment dans plusieurs autres villes, un recensement de la pratique dominicale. Cette vaste consultation religieuse peut être lue, avec le rattachement des paroisses de Villeurbanne au diocèse de Lyon qui la suit presque immédiatement, comme le véritable départ d’une prise de conscience d’enjeux proprement urbains dans la pastorale diocésaine lyonnaise. La pratique d’expertise mobilisée dans le cadre de ces événements prétend incarner une fonction de dévoilement du réel : le traitement statistique en particulier rend visible et constitue un indéniable outil pour une action volontariste141.

Enfin, le milieu des années 1950 est marqué par la mise en place d’un Institut de sociologie aux Facultés catholiques de Lyon. Dans ce cas précis, c’est sous l’angle d’une professionnalisation que l’expertise est envisagée. L’engagement d’un processus de légitimation et d’institutionnalisation se traduit notamment par des jeux d’affrontements symboliques au sein de l’Université catholique. Parallèlement, la croissance urbaine conduit l’Archevêché à créer en 1957 un Office diocésain des paroisses nouvelles (ODPN).

Ces quatre terrains peuvent paraître bien éloignés les uns des autres, sur le plan de la nature des actions menées comme sur celui de la place occupée par la foi ou la culture catholique. Réunir ces engagements sous la rubrique de l’expertise n’est pourtant pas un artifice de présentation : que l’approche s’effectue par le prisme du droit, de la géographie économique ou de la sociologie, la ville fait l’objet d’études destinées à saisir ses composantes et sa modernité. D’autre part, un certain nombre de figures lyonnaises ont participé simultanément à plusieurs de ces dispositifs d’expertise. Au terme de cette première partie, il faudra donc faire le bilan des convergences issues de ces types d’engagements sur le terrain de la ville.

Notes
135.

Parmi de nombreux travaux : André Encrevé (dir.), Les chrétiens et l’économie, Paris, Centurion, 1991 ; Denis Pelletier, Économie et Humanisme. De l’utopie communautaire au combat pour le tiers monde, Paris, Cerf, 1996, Claire Toupin-Guyot, Les intellectuels catholiques dans la société française. Le Centre Catholique des Intellectuels Français, 1941-1976, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002 ; La ville et l’expertise, numéro spécial de la revue Histoire urbaine, 14, décembre 2005 ; Marie-Vic Ozouf-Marignier, Guy Baudelle et Marie-Claire Robic (dir.), Géographes en pratiques (1870-1945) : le terrain, le livre, la cité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001.

136.

L’histoire politique a retrouvé une légitimité au sein de la communauté historienne au cours des années 1970, grâce à un renouvellement de ses questionnements et de ses objets et à la montée en puissance de lieux collectifs de réflexion (Université de Nanterre, Sciences Po et la FNSP, l’IHTP créé en 1978, la revue Vingtième siècle en 1984).

137.

Philippe Roqueplo, Entre savoir et décision, l'expertise scientifique, Paris, INRA Éditions, 1997, p. 14-16.

138.

Jean-Yves Trépos parle de l’expert véritable comme d’un « accoucheur de possibles » (Jean-Yves Trépos, La sociologie de l’expertise, Paris, PUF, 1996, en particulier p. 93).

139.

Jean-Yves Trépos, La sociologie de l’expertise…, op. cit., p. 50-52.

140.

Michel Chauvière et Bruno Duriez, « Droit au logement contre droit de propriété. Les squatters dans la crise du logement », Les Annales de la recherche urbaine, 66, mars 1995, p. 88-95.

141.

Alain Desrosières, La politique des grands nombres, Paris, La Découverte, 1993. Voir également Emmanuel Didier, En quoi consiste l’Amérique ? Les statistiques, le New Deal et la démocratie, Paris, La Découverte, 2009.