1. Patrimoine religieux inoccupé contre droit au logement : l’effort demandé aux congrégations urbaines

L’Archevêché prend donc l’initiative de contacter les maisons religieuses susceptibles d’apporter un secours au moins provisoire aux familles mal-logées. La lettre-type qui est adressée aux congrégations entend désamorcer toute réaction d’indignation avant la parution du communiqué du cardinal Gerlier : « Un prêtre qui me parlait récemment du Communiqué pressant que je viens de faire sur le devoir de venir en aide à la multitude des foyers sans logis ou à peu près, communiqué qui doit être lu demain dans toutes les églises, me disait que votre maison de la rue[X]serait actuellement à peu près inoccupée et qu’il y aurait peut-être làune solution utile au problème qui doit tous nous angoisser »222. Le catholicisme peut sortir grandi de ce « dépouillement » et faire taire les critiques anticléricales. « Si les circonstances ne le rendent pas impossible vous serez heureuse de donner un exemple dont la répercussion pourrait être considérable autant que bienfaisante ».

La première affaire concerne la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph à propos d’une maison rue Hénon sur la colline de la Croix-Rousse. Bien qu’elle se défende d’être « en pleines démarches pour répondre [aux] désirs exprimés dans un communiqué récent », la Supérieure Marie de Loyola fait quelques jours plus tard une proposition quelque peu différente : des tractations seraient en cours avec le Prado pour installer rue Hénon un foyer de jeunes filles. Marie de Loyola explique que la maison, laissée libre par le retrait des Sœurs et par la dispersion des dames âgées qui y étaient assistées, devait à l’origine être louée à un industriel désireux de créer des logements ouvriers. Mais devant les frais d’aménagement intérieur, celui-ci s’est retiré. Pour la congrégation, la location est conforme à l’appel du cardinal car elle se fait sans but lucratif : « Je n’ai point voulu d’une clinique, me refusant à chercher un avantage qui eût pu paraître scandaleux… »223. Les Sœurs de Saint-Joseph sont partie prenante d’un autre projet d’aide au logement dans le même quartier quelques années plus tard. Là encore apparaît nettement cette volonté de répondre favorablement à des demandes de mise à disposition de locaux tout en s’assurant de la maîtrise de leur patrimoine et du choix des occupants. Les Sœurs souhaitent en effet abandonner l’immeuble dont elles sont locataires rue Burdeau (l’immeuble appartenant aux Hospices civils), afin que des appartements ouvriers puissent être aménagés. Elles se réfugieraient à la Maison mère voisine (20 rue des Chartreux) depuis laquelle elles pourraient continuer leur œuvre d’apostolat de visite des malades et d’entretien de la sacristie de l’église Saint-Polycarpe. Quant aux pensionnaires, « elles seraient soit orientées vers une autre maison de retraite, soit installées rue de Chazière, ce qui permettrait une utilisation raisonnable du premier étage de la rue de Chazière, tout en évitant les inconvénients de locataires ordinaires, et en permettant de garder les pièces du rez-de-chaussée, utiles à plusieurs titres »224. Ces stratégies immobilières permettent aux Sœurs de se mettre à l’abri des critiques.

Un échange de courriers entre le cardinal et la congrégation de l’Oratoire présente un cas similaire. Le cardinal adresse une lettre qui reprend celle envoyée le même jour aux Sœurs de Saint-Joseph citée plus haut : les confidences d’ « un prêtre » à propos de pièces inoccupées, la référence à l’appel lancé par le cardinal au même moment, le souci de l’image d’une Église exemplaire en matière de logement225. Sœur Marie de l’Incarnation décrit dans sa réponse la disposition des bâtiments, pour en expliquer la fonction et leur coûteux réaménagement pour d’éventuels logements. Elle souligne surtout la vocation d’accueil de la Maison, qui reçoit régulièrement des jeunes et un personnel ecclésiastique nombreux qu’il faut loger, en particulier lors des sessions de l’Action catholique226. Mais Mgr Gerlier réitère son souhait dans une seconde lettre envoyée par retour de courrier227 : « Je souhaiterais ardemment qu’on pût dire que certaines Communautés de Lyon, sans égard à la gêne qui en résulte, ont voulu prendre leur part à cet effort ». D’après le cardinal, le Fonds national d’amélioration de l’habitat et ses avantages peuvent limiter les dépenses importantes signalées par Marie de l’Incarnation. Il s’agirait d’autre part de n’accueillir qu’un seul ménage et le chanoine Vial veillerait personnellement « à n’envoyer [chez les Sœurs] que des personnes susceptibles de comprendre ce qu’est une maison comme la [leur] ». Dans sa réponse, Marie de l’Incarnation explique qu’à la suite d’une conversation avec la Mère Supérieure « de passage à Lyon », celle-ci autorise pleinement l’aménagement d’un appartement. Mais la sœur signale « une demande qui [lui] a été adressée ces jours-ci par l’entremise de la Supérieure d’une communauté amie, pour un foyer qui cherche un logement ; elle semble dire que cette famille se chargerait des réparations 228». Ces deux exemples montrent que l’appel de Mgr Gerlier à destination des communautés religieuses ne semble pas avoir été suivi des effets escomptés.

Ces documents, bien qu’isolés, témoignent en tout état de cause d’une participation - forcée - des maisons religieuses aux débats sur la crise du logement. La demande de coopération de la part de l’Archevêché est perçue comme une menace pour la stabilité et le bon fonctionnement de la communauté. Elle oblige d’une part les congrégations à révéler une partie d’un patrimoine pour lequel la discrétion est traditionnellement de mise. D’autre part, elle suppose des frais de réparation ou d’aménagement des locaux. Le risque d’une trop grande proximité avec des individus extérieurs est perçu comme une remise en cause de la mise à distance du monde229. L’évocation assez floue de déménagements à venir ou d’arrangements avec des tiers évitent aux congrégations de s’engager imprudemment dans des démarches de mise à disposition de logements.

Notes
222.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.182, lettre du cardinal Gerlier à la Supérieure de la Congrégation des Sœurs de Saint-Joseph, 10 décembre 1949 (parmi d’autres exemples).

223.

Idem.

224.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.182, note « Les projets d’aide au logement des Sœurs de Saint-Joseph », 18 juin 1953.

225.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.182, lettre du cardinal Gerlier à Sœur Marie de l’Incarnation de l’Oratoire, 10 décembre 1949.

226.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.182, lettre de Sœur Marie de l’Incarnation de l’Oratoire au cardinal Gerlier, 15 décembre 1949.

227.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.182, lettre du cardinal Gerlier à la Sœur Marie de l’Incarnation de l’Oratoire, 16 décembre 1949.

228.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.182, lettre de Sœur Marie de l’Incarnation de l’Oratoire au cardinal Gerlier, 22 décembre 1949.

229.

Pour une période antérieure, on peut signaler ici une étude très intéressante des relations complexes qu’ont entretenues les ordres religieux avec les multiples aspects de la vie urbaine lyonnaise, en particulier dans le cas des conflits de propriétés. C’est le cadre urbain dans sa matérialité la plus contraignante (règlements de voirie, démêlés avec le voisinage) qui se dévoile via l’analyse des litiges entre les religieux et les autres propriétaires urbains. Voir Mariam Hadj Ammar, Religieux et vie urbaine. Les religieux lyonnais en procès (1667-1790), mémoire de Master 1 sous la direction de Bernard Hours, Université Jean Moulin – Lyon 3, 2006.