Au cours de la période des squattages en France (1946-1950), le cardinal Gerlier avait déjà dû prendre position dans une affaire impliquant un prêtre du diocèse. En mai 1947, à l’initiative du MPF local, une famille décidait en effet de prendre possession (sans effraction) d’un local vide de cinq pièces appartenant à la paroisse Saint-Polycarpe (1er arrondissement) et ne servant qu’une fois par semaine pour quelques dames patronnesses. Le curé porta plainte. Arrêtés et emmenés au commissariat, les responsables MPF René Leschiera et Georges Tamburini invoquèrent l’appel du cardinal Gerlier lu en chaire le dimanche précédent. Ils obtinrent l’autorisation de téléphoner à l’archevêque, lequel demanda au curé de retirer sa plainte. La famille fut alors acceptée comme locataire230.
Dans les années 1950-1952, le cas de « dénonciateurs » écrivant directement à l’Archevêché pour citer des noms d’ecclésiastiques ou de congrégations réactive ces mises en accusation qui placent l’Église diocésaine dans une situation très inconfortable. Bien vite en effet, le mécontentement des mal-lotis peut déboucher sur la vieille haine des « petits » contre les « gros » qui englobe l’Église instituée. Le désarroi des familles catholiques face à un clergé qui possède un bâti visible de tous et parfois sous-utilisé débouche, sinon sur la calomnie, du moins sur des espérances qui risquent d’être rapidement déçues.
En témoigne cette paroissienne de la rue Servient (3ème arrondissement de Lyon) qui cherche un logement pour sa petite-fille. Celle-ci va en effet se fiancer sous peu à la basilique de Fourvière. Le futur gendre est président du Cercle catholique du Point-du-Jour dans lequel la jeune femme milite également. « Dans le communiqué lu à l’église le 11 décembre vousavez parler Eminence, des maisons religieuses est il y a justement au Pont d’Alaï une communauté où le deuxième étage n’a jamais été habité et il a un escalier extérieur qui le dessert. Cela ferais je crois bien l’affaire de mon futur jeune ménage »231. Marie Rongier signale en outre un local inoccupé rue Commandant Charcot (5ème arrondissement de Lyon) appartenant « aux Nazareth »232. « Et tant et tant de jeunes, explique-t-elle, cherchent un toit pour pouvoir se marier. Les communautés ne vivent pas dans le monde et ne peuvent pas comprendre »233.
Des catholiques sûrs de leur bon droit prennent donc au mot l’appel du cardinal et citent des noms de congrégations qui font figure de puissances d’argent oublieuses de leur vocation. Il faudrait mettre en série des courriers du même type dans d’autres diocèses au même moment pour en tirer des conclusions valides. Ces cas semblent malgré tout laisser entrevoir des tensions entre les maisons religieuses et leur proche environnement urbain sur la question du confort et de l’habitat urbain en général. Pour une population confrontée à la pénurie de logements en ville, le discours congréganiste de retrait du monde et de renoncement volontaire ne peut qu’entrer en contradiction avec l’emprise des maisons religieuses sur l’espace urbain.
Cette antinomie apparaît très clairement dans les propos de Jean Kraeutler, habitant rue de Trion dans le 5ème arrondissement de Lyon234. Ce géomètre-métreur se rend fréquemment dans des communautés religieuses de la colline de Fourvière et souhaite rendre compte de ce qu’il a vu dans ces maisons lors de ces visites professionnelles, car « pour la première fois ce communiqué [de Mgr Gerlier le 11 décembre] se terminait par un appel aux Communautés Religieuses. Cela m’a surpris », assure-t-il, « et en même temps m’a fait plaisir car nul n’ignore plus qu’il y a dans les communautés religieuses des espaces qui, si on voulait bien s’en donner la peine, pourraient bien servir de logement à ceux qui n’en possèdent pas ». Jean Kraeutler se défend d’être contre la religion. Pour éviter toute suspicion d’anticléricalisme, il cite les lieux catholiques qu’il a fréquentés et qu’il fréquente encore : école de La Salle, cercle paroissial de Jeunes, Chronique sociale (où il dit avoir rencontré jadis Marius Gonin), Jeunesse indépendante chrétienne (JIC), CFTC. Il est également membre de la chorale paroissiale et occupe des responsabilités dans un Groupe de jeunes foyers à Saint-Irénée et dans un foyer de vieillards rue des Farges (5ème arrondissement de Lyon).
Le chanoine Maury, secrétaire particulier de Mgr Gerlier, explique dans une longue réponse que c’est en raison même de cette activité intense au sein d’organismes ou de mouvements catholiques que le cardinal a tenu à donner des précisions sur les accusations qui ont été portées. Si tout argumentaire paraît inutile face à des adversaires de l’Église, il semble que l’archevêque ait pris très au sérieux ces critiques émanant de militants. Le chanoine répond point par point aux attaques de Jean Kraeutler235. Le Carmel implanté chemin des Aqueducs au Point-du-Jour peut-il vraiment loger « au minimum dix ou quinze ménages », en particulier dans cinq petites chapelles de 20 à 25 m2 ? Le chanoine Maury rappelle la mission toute particulière de la Congrégation : « On ne peut raisonnablement demander à une communauté cloîtrée d’introduire à l’intérieur du monastère des personnes d’ailleurs inconnues. Aussi bien le cas serait-il le même si on les connaissait davantage ». De même, le scandale des huit pièces inoccupées d’une maison appartenant aux religieuses du Refuge Saint-Michel rue des Maccabées n’en serait pas un pour le chanoine Maury : elles permettent de loger les sœurs tourières, accueillent les hôtes de passage et sont de toute façon à l’intérieur de la clôture. De même, le chanoine Bourrat qui possède pour lui tout seul un appartement rue du Bœuf dans le quartier Saint-Jean, lui aussi dénoncé par le géomètre- métreur, ne peut en fait louer la moitié de son logement en raison d’un manque de lumière et d’un excès d’humidité tels qu’ « il serait impossible d’y séjourner sans de graves inconvénients de santé si quelqu’un avait l’imprudence de vouloir les habiter ». Si le chanoine Jolivet, doyen de la Faculté catholique de philosophie, habite seul un grand appartement rue de Trion, c’est qu’il n’a pu « autrefois » donner suite à l’accueil d’un étudiant « à raison de diverses circonstances ». Quant à l’appartement du recteur de l’Université catholique, pour lequel « toute la colline de Fourvière sait qu’on cherche des meubles », ce qui, d’après Jean Kraeutler, ne peut qu’indiquer une surface particulièrement confortable, il n’est guère possible, pour le chanoine Maury, d’y loger des familles : une partie du logement est une grande galerie inhabitable et le Recteur doit bientôt faire venir un membre de sa famille proche.
L’Archevêché a donc fait son enquête pour ne laisser aucune place à des rumeurs et des imprécisions qui auraient pu semer le doute parmi les fidèles et en dehors. Il reste que le cardinal ne revient pas sur les termes de son appel de décembre 1949 : il reconnaît avoir communiqué les remarques de Jean Kraeutler « dans l’espoir qu’elles pourraient peut-être suggérer à d’autres un geste qui leur serait moins difficile » et a demandé à l’un de ses vicaires généraux de vérifier si des pièces du Carmel pouvaient éventuellement être utilisables. Ces réactions de diocésains obligent en tout cas l’autorité religieuse à une transparence embarrassante. En mettant à l’épreuve la cohérence des engagements de la hiérarchie, ces voix exceptionnellement conservées ne sont pas sans importance pour écrire une histoire des rapports entre les discours du magistère et leur réception.
Le diocèse de Lyon n’est pas le seul à avoir été confronté à son propre discours par des fidèles ou des militants soucieux de l’exemple que l’Église peut donner en matière de combat pour le logement. Plusieurs épisodes témoignent de la fréquence d’occupations symboliques de bâtiments religieux en ville pour contraindre le clergé à prendre position : l’accord entre le MPF et les Frères des écoles chrétiennes à La Calde-Saint-Louis de Marseille en octobre 1946, l’occupation du petit séminaire d’Aix-en-Provence en novembre 1948 ou encore le squattage d’appartements de prêtres dans le diocèse de Nice en 1949236. Dans tous ces cas, l’épiscopat doit justifier ses positions sur la nature et les limites de la propriété en réaffirmant des éléments de doctrine.
« Lyon. Charitable ( !), monsieur le curé porte plainte », témoignage d’un « père de famille lyonnais » reproduit dans La Bataille des squatters et l’invention du droit au logement 1945-1955…, op. cit., p. 153.
L’orthographe de la citation a été maintenue.
C’est-à-dire la congrégation des Religieuses de Nazareth, fondée en France en 1822.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.182, lettre de Marie Rougier au cardinal Gerlier, 20 février 1950. Aucune trace d’une éventuelle réponse n’a été conservée.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.182, lettre de Jean Kraeutler au cardinal Gerlier, 7 février 1950.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.182, lettre du chanoine Maury à Jean Kraeutler, 14 février 1950 ; 11.II.182, note « Refuge Saint-Michel, Chanoine Bourrat ».
« Façons de faire. Chroniques locales des années squats », dans La Bataille des squatters et l’invention du droit au logement 1945-1955…, op. cit., p. 125-174.