3. Un exemple de débat regroupant théologiens et professionnels de l’immobilier

La déclaration de l'ACA du 11 mars 1953 relance cependant la polémique comme le prouve sa réception dans le diocèse. L’appel des prélats en faveur des mal-logés est en effet loin de faire l'unanimité parmi les catholiques et donne lieu à une casuistique fort intéressante.

À titre d’illustrations seront utilisés ici la lettre que fait parvenir à Mgr Gerlier un ingénieur-agronome de Meudon (Seine-et-Oise), R. Baquiast, suite à l'appel de l'ACA, ainsi que plusieurs articles parus en février 1953 - donc peu avant l'appel - dans un numéro du bulletin Derrière les voûtes conservé dans le fonds Gerlier et consacré au problème du logement245. Cette feuille religieuse du quartier de Sainte-Blandine, au sud de la gare de Perrache, est un document remarquable à un double titre au moins : il met en regard plusieurs contributions d’intellectuels catholiques et de praticiens de l’urbanisme à propos de l’appel de l’ACA. D’autre part, à défaut de pouvoir prouver qu’il est représentatif de la vie intellectuelle dans l’ensemble des paroisses de l’agglomération, il est un bon témoignage du degré de raffinement qu’un bulletin religieux peut proposer à ses paroissiens pour les informer, y compris sur le terrain proprement théologique246.

L'argumentaire des défenseurs du droit de propriété se déploie autour de plusieurs principes. Première affirmation : le droit de propriété est un droit naturel, que l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII rappelle explicitement en 1891. La propriété répond à un besoin nécessaire, en lien direct avec la famille, elle-même considérée comme d’essence naturelle. Le droit de propriété est donc antérieur à l’État et à son droit positif. Ce point de doctrine est réaffirmé par Pie XI dans l'encyclique Quadragesimo Anno (1931) : « C'est de la nature et donc du Créateur que les hommes ont reçu le droit de propriété privée ». Le droit de propriété privée est conçu comme une exigence de la nature humaine, rationnelle et libre247. D'autre part, la propriété privée est légitime car elle a été acquise de façon généralement juste, notamment par le travail et l'épargne. L’appropriation collective prônée par le communisme est un faux remède, car contre nature. Pour Baquiast, elle est l'expression de l'adage selon lequel « tout travail - ou service rendu - mérite salaire ». Elle est donc facteur de moralité. Plus encore : elle favorise le travail et se fonde par conséquent sur des motifs d'ordres social et économique248. A l'origine du progrès matériel et moral, elle est une des conditions majeures de la satisfaction des besoins humains. Pour autant, le père Domecq reconnaît que le besoin n'est le fondement d'aucun droit : par nature relatifs, changeants et « élastiques », les besoins, s'ils deviennent le seul principe aux yeux du législateur, ne peuvent conduire qu'à une situation dangereuse dans laquelle la force sera déterminante. Du même coup est légitimé le superflu : ce qui l'est aujourd’hui peut demain devenir nécessaire. La propriété privée est donc aussi un facteur de sécurité pour la famille.

Le cœur du débat se joue pourtant ailleurs : aux yeux de tous ces auteurs, le point crucial est de savoir si la nécessité prime sur le droit de propriété. Dans la doctrine chrétienne, il s'agit d'un point central dans l'aménagement positif du droit de propriété249. L'encyclique Quadragesimo Anno signale à maintes reprises ce que l'Église considère comme un double écueil : deux extrêmes sont à éviter, le libéralisme individualiste et le socialisme communiste ou collectiviste. Lorsque c'est la nécessité qui prime sur le droit, il faut pour Ramarony parler de « squatterisme », qui est la rétention injuste de la jouissance du bien d'autrui, pour deux raisons : d'une part parce que le droit de propriété est un droit exclusif, c'est-à-dire qu'il attribue la libre disposition et l'entière jouissance d'une chose à une personne déterminée, à l'exclusion de toute autre ; d'autre part, parce que cette occupation des locaux se fait généralement moyennant un loyer bien inférieur au juste prix. Baquiast confirme : le taux légal des loyers d'habitation ne recouvre pas les frais d'exploitation à la charge du propriétaire. Des lois jugées spoliatrices en vigueur depuis 1914 auraient défavorisé les bien-logés alors même que l'acquittement d'un juste loyer pourrait résoudre la crise du logement en France. La faute en incombe à la « machine administrative française », incarnée par le MRU et le FNAH directement mis en accusation.

Certes, le droit n'est pas absolu au sens strict : Ramarony reconnaît que les hommes n'ont que l'usage de celui-ci et que le propriétaire ne saurait posséder exclusivement pour lui-même, car il administre une partie des biens de la communauté. La théologie catholique confirme par ailleurs encore une fois cette nuance : l'épithète « absolu » ne signifie pas que nulle obligation morale ou juridique ne pèse jamais sur l'exercice du droit de propriété ; pas davantage qu'aucune sanction, voire aucune contrainte, ne puisse corriger l'usage de ce droit. Mais alors que, pour la doctrine chrétienne, cette « relativité » est sa nécessité même, puisque le droit de propriété ne saurait être une fin en soi sans quoi on lui ôte sa raison d'être, il ne s'agit pas, pour Ramarony, de rentrer dans des subtilités trop grandes, qu'il avoue par ailleurs avec modestie ne pas maîtriser. Il s'agit, face à un magistère qui se perd dans l'exégèse théologique, de faire preuve de bon sens, d'abandonner les schémas purement spéculatifs et les « cas limites ». C'est le superflu qui, par la charité, est destiné à l'utilité commune. Or ce superflu n'existe pas en raison même de l'immoralité des locataires qui sont souvent responsables en conscience des privations de leurs propriétaires, ce dont rend compte également le père Lahr. Comment interpréter alors l’appel de l’ACA ?

L’encyclique Rerum Novarum semble constituer la ligne sur laquelle se construit l’argumentation des prélats. Léon XIII affirme en effet : « Dès qu'on a suffisamment donné au nécessaire et au convenable, c'est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres. "Ce qui vous reste, donnez-le en aumônes "(Luc, XI, 41). C'est un devoir, non pas de stricte justice, sauf les cas d'extrême nécessité, mais de charité chrétienne ; un devoir, par conséquent, dont on ne peut poursuivre l'accomplissement par les voies de la justice humaine ». L’expression « sauf les cas d'extrême nécessité » a ici toute son importance car c’est cette conjoncture-là qui est justement invoquée par Mgr Gerlier et l’ACA. C’est aussi cette casuistique qu’avait repérée le Comité théologique de Lyon dans sa note doctrinale de 1951250. Dans ces cas particuliers, selon l'enseignement ordinaire de l'Église, il n'est pas question pour le riche de faire simplement une aumône charitable ; en versant son superflu, il remplit un devoir de justice stricte, qui pourrait être reconnu comme tel par la juridiction humaine. Autrement dit, en présence de l'extrême misère, le droit du riche sur son superflu est atteint. Ce superflu ne lui appartient plus. C'est, en justice stricte, le bien de l'indigent. Le Comité théologique parlait de « droit à la vie », droit antérieur et supérieur au droit de propriété251. Pour sa part, Lucien Guissard rappelle que la nécessité prime bien le droit et qu'il ne s'agit là que l'enseignement constant de l'Église. La propriété ne saurait remettre en cause le principe de la destination commune des biens. Certes, il y a des locataires mauvais payeurs et sans doute les squatters trouvent-ils une solution facile dans l'appropriation immédiate des biens d'autrui. Mais le souci des mal-logés est une exigence plus haute. Le squatter, loin d'être un parasite qui menace l'ordre d'une société, est en fait le témoin et la victime d'un désordre établi.

Au moment où sont publiés ces débats, le mouvement « squatter » s’essouffle. Bon nombre de militants squatters des années 1940 se sont orientés vers d’autres formes d’action dans le logement, comme les sociétés coopératives ou la « castorisation ». C’est le cas à Angers autour de Christine Brisset, mais aussi à Marseille ou Nantes. Les Archives diocésaines de Lyon gardent également la trace de plusieurs cas de « castors » dans l’agglomération, et confirment la thèse de liens étroits avec le militantisme catholique252.

Notes
245.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.182, « Le logement des Français et la hiérarchie ecclésiastique », réflexions de R. Baquiast jointes à sa lettre au cardinal Gerlier, 23 mars 1953 ; Derrière les voûtes, février 1953.

246.

Quatre articles sont reproduits sur le bulletin. L’article « La Propriété devant l’Église » est extrait de la revue La France immobilière qui est l’organe officiel de l’Union de la propriété bâtie de France (UPBF). Son auteur, Charles Ramarony, membre du Conseil économique, est le président de cette association. Il fut également pendant quatre années (1948-1952) président de l’Union internationale de la propriété immobilière (UIPI) qui se donne pour objectifs la défense et la promotion de la propriété privée, en particulier devant l’État et les institutions internationales. Charles Ramarony est par ailleurs l’auteur d’un ouvrage sur les loyers (La loi sur les loyers. Guide pratique pour l’application de la loi du 9 mars 1918, Cadoret, 1918). Deux mises au point doctrinales, plutôt favorables à un usage fort du droit de propriété, sont extraites des manuels classiques et plusieurs fois réédités des pères Lahr et Domecq (Charles Lahr (sj), Manuel de philosophie, Paris, Beauchesne, 1931 ; J.B. Domecq, Leçons de philosophie et plans de dissertation, 2 t., Cattier, 1931). À ces contributions s’oppose l’éditorial du quotidien La Croix du 18 février 1953, intitulé « L’Époque du "Squatter" » et signé de l’assomptionniste Lucien Guissard (1919-2009), rédacteur en chef du quotidien depuis 1950, essayiste, journaliste et romancier, connu pour ses nombreux ouvrages et contributions sur la littérature et la pensée chrétienne.

247.

J. Tonneau, article « Propriété », Dictionnaire de théologie catholique, 13-1, Paris, Letouzey et Ané, 1936, p. 757-846.

248.

La doctrine catholique confirme là encore les propos des auteurs cités : « on admet sur la foi d'une expérience constante que, sans la propriété, sans la connexion logique entre effort et sa récompense, les hommes négligeraient la plupart des travaux pénibles, longs et fastidieux, grâce auxquels l'humanité s'affranchit peu à peu de la misère et s'assure une vie plus aisée » (J. Tonneau, article « Propriété », Dictionnaire…, op. cit.).

249.

Idem.

250.

C’est également un des enjeux lors des squattages en France à la fin des années 1940. Voir l’analyse éclairante de Bruno Duriez et Michel Chauvière, « Les squattages entre loi morale et droit positif »…, op. cit., en particulier p. 269-270.

251.

Comité théologique de Lyon, « Note sur la propriété »…, op. cit., p. 270.

252.

Les lignes qui suivent s’inspirent également de l’exposition « Résistants et Bâtisseurs » organisée par l’association de défense du patrimoine « La Fontanière » à Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône) en novembre 2007. Les textes de cette exposition s’appuient sur des coupures de presse, souvent hélas sans mention de source.