Chapitre 3 : Une expertise sur le terrain de la ville. « Économie et humanisme » à Lyon (de 1945 au milieu des années 1950)

L’analyse qui va suivre ne s’intéresse pas directement à l’Église en tant qu’institution. La démarche consiste ici à se tourner vers des figures ou des mouvements locaux qui, au sein du militantisme catholique et sur le terrain de la ville, ont participé après-guerre à une utopie de modernisation de la société française. Issus de la nébuleuse « non conformiste » des années 1930, séduits un moment par Vichy puis souvent déçus par le régime, ces hommes poursuivent leur engagement à la Libération en mettant leurs compétences au service de la République renaissante. Ingénieurs, banquiers, grands commerçants ou encore universitaires, ces Lyonnais peuvent être assimilés à l’une des figures de l’expertise qu’identifie Jean-Yves Trépos, celle du « professionnel repéré » : ils mettent en œuvre individuellement et hors des circonstances usuelles la compétence professionnelle qu’ils tirent de leur appartenance à un groupe professionnel reconnu288. La différence avec leur pratique quotidienne dans l’exercice de leur métier tient non pas à la nature des compétences engagées, mais au cadre de l’action - ici, la promotion d’un aménagement du territoire local et régional.

Il n’y a pas, chez ces techniciens, de proclamation bruyante d’une appartenance religieuse. L’enjeu n’est pas une reconquête catholique, encore moins la défense d’une citadelle assiégée. Leurs convictions chrétiennes sont indissociables de leur engagement dans le siècle et il serait sans doute hasardeux de prétendre distinguer, dans leurs prises de position, ce qui relève de la foi de ce qui appartient exclusivement à un engagement au service de la Cité. Si la foi de ces Lyonnais, souvent connue de leurs confrères, a pu jouer un rôle dans l’intimité de leur conscience, elle n’est souvent pas l’unique ressort de leur engagement et n’est en tout cas jamais présentée comme telle. Il faut sans doute voir plutôt dans ces prises d’initiatives, une volonté de participer aux efforts de réforme et de modernisation au temps de la Reconstruction. Il s’agit alors pour ces hommes de dépasser les clivages politiques ou confessionnels pour réconcilier la société française avec elle-même. Dans la lignée des idées du programme du Conseil National de la Résistance, portés par les orientations du Plan, militant pour beaucoup au MRP des premières années, ces catholiques souhaitent fonder une démocratie sociale sur un capitalisme maîtrisé.

Le banquier et géographe Jean Labasse, figure de la bourgeoise catholique lyonnaise d’après-guerre, a bien exprimé ces convictions faites de dépassement des antagonismes politiques et d’une revendication d’expertise au service du bien commun. Dans un opuscule publié en 1947 sous le titre Hommes de droite, hommes de gauche, il tente de définir quels pourraient être ces nouveaux modes de fonctionnement démocratiques où les structures économiques rénovées seraient subordonnées à la finalité politique. « Le dépassement du dilemme original droite-gauche », écrit-il, « et l’alignement progressif des comportements politiques sur les antagonismes sociaux posent à la démocratie un certain nombre de questions préjudiciables [....]. La France est investie, pour son salut et pour celui du monde, de la redoutable mission de concilier en une nouvelle synthèse la justice et la liberté, le planisme soviétique moins la dictature et la démocratie anglo-saxonne moins le capitalisme. Trouver un nouvel axe de civilisation n’est pas chose facile »289.

Le mouvement Économie et Humanisme fondé par le père Louis-Joseph Lebret en 1941 naît en particulier de la rencontre de cette nébuleuse modernisatrice et d’une utopie communautaire. Son intérêt pour les logiques spatiales à l’œuvre dans la ville et dans les prémisses de l’aménagement du territoire fait de l’association installée aux portes de Lyon un observatoire particulièrement intéressant pour comprendre quelles formes peut prendre le militantisme catholique sur la question de l’expertise urbaine290.

L’étude s’organise autour de deux associations lyonnaises qui se sont intéressées, non exclusivement mais de façon approfondie, aux problématiques d’aménagement de la ville et plus largement de la région lyonnaise entre le milieu des années 1940 et le milieu des années 1950. La première est fondée en 1947 pour stabiliser une équipe lyonnaise d’Économie et Humanisme qui s’était impliquée dans une enquête sur le logement réalisée en partenariat avec le MRU. Ce Bureau lyonnais d’analyse et de conjoncture (BLAC), déjà repéré par Denis Pelletier, disparaît cependant après quelques mois de fonctionnement. En 1952, à l’initiative de représentants du grand patronat lyonnais, naît une seconde association. Ce Comité pour l’aménagement de la région lyonnaise possède de fortes ressemblances avec le premier laboratoire d’enquêtes. En outre, ce comité fait appel à l’équipe centrale d’Économie et Humanisme pour réaliser un diagnostic de l’espace économique lyonnais en vue d’un aménagement rationnel et planifié. Au centre de ces prises d’initiatives fonctionne comme une tête de réseau la personnalité de Jean Labasse.

Notes
288.

Jean-Yves Trépos, La sociologie de l’expertise…, op. cit., p. 17.

289.

Jean Labasse, Hommes de droite, hommes de gauche, Économie et Humanisme, 1947, p. 101-104.

290.

Les principaux résultats exposés dans ce chapitre ont fait l’objet d’un article récent, qui insiste plus particulièrement sur l’analyse des réseaux catholiques lyonnais proches d’Économie et Humanisme et sur les références scientifiques utilisées dans les enquêtes locales et régionales. Voir Olivier Chatelan, « Expertise catholique et débuts de l’aménagement du territoire à Lyon (1945-1957) », Chrétiens et sociétés, XVI ème -XXI ème siècles, 15, 2008, p. 107-128.