1. Une institutionnalisation semblable à d’autres laboratoires d’enquêtes

Si un premier projet de fondation est évoqué en novembre 1946, les statuts d’une équipe lyonnaise d’Économie et Humanisme sont déposés le 5 mars 1947298. Ce BLAC comporte plusieurs similitudes avec les autres équipes Économie et Humanisme299 qui s’institutionnalisent dans les mêmes années dans d’autres villes françaises. Comme l’Institut marseillais de statistiques, d’analyse et de conjoncture (IMSAC), le Centre régional de documentation et de conjoncture (CREDOC) à Nantes ou la Société pour l’application du graphisme et de la mécanographie à l’analyse (SAGMA) à Saint-Étienne, le BLAC est une société civile. Cette forme juridique s’explique, aux yeux des fondateurs, par le « caractère non commercial de l’organisme »300. Son capital social de 350 000 francs est identique à celui du CREDOC, supérieur à son homologue marseillais (250 000 francs) mais bien inférieur à la SAGMA stéphanoise (650 000 francs)301.

Dans tous ces cas, les fonds sont en effet majoritairement apportés par l’industriel stéphanois Jean Queneau, fondateur de la SAGMA et figure centrale des débuts d’EH à Écully. Ce polytechnicien né en 1909, ingénieur à la Compagnie nationale du Rhône (CNR), entre en contact avec le père Lebret dès 1942 et fait appel à ses relations dans le patronat chrétien pour appuyer les débuts du mouvement. Patron réformateur, il fédère et finance les quatre sociétés civiles citées plus haut dans le « groupe SAGMA » dont il est la cheville ouvrière302. Dans le BLAC, Jean Queneau apporte « le bénéfice des travaux en cours de la nature de ceux prévus à l’objet social que la Société SAGMA a effectués dans la région lyonnaise dans les bureaux qu’elle occupait à Lyon. […]. Cet apport est évalué d’un commun accord entre les parties à la somme de 200 000 francs ».303

Autre trait commun : la dénomination de l’organisme, volontairement « neutre et purement technique ». Il est à noter que là encore c’est la région - et non la ville de Lyon seule - qui semble l’échelle la plus pertinente pour les fondateurs : avant le dépôt des statuts, il avait été question un moment d’appeler l’équipe « Institut d’analyse, de statistique, de conjoncture et de documentation régionale »304. Le BLAC partage surtout avec ses homologues de province une même origine. En mars 1945, le père Lebret et Jean Queneau rencontrent le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme Raoul Dautry, afin de le convaincre de la nécessité d’enquêtes sur l’état du logement. Celui-ci accepte et passe une commande à EH en juin 1945 pour une enquête sur le logement dans quatre villes françaises : Lyon, Saint-Étienne, Nantes et Marseille305. L’enquête MRU présuppose la constitution de laboratoires d’enquêtes stables et identifiés, d’où la transformation des équipes locales en sociétés civiles. Pour EH, ce passage à une forme plus institutionnelle a aussi pour fonction de pénétrer le tissu militant local, notamment les mouvements d’Action catholique spécialisée ou le syndicalisme, avec la volonté de perpétuer l’activité après réalisation de l’enquête MRU.

Le BLAC partage enfin avec plusieurs de ses homologues provinciaux un objectif commun. Son objet est :

‘« 1° d’étudier par des enquêtes et par tous autres moyens d’investigations appropriés, les réalités humaines, économiques et sociales, dans leur complexité actuelle principalement dans la région lyonnaise ;
2° de traduire et d’exprimer les résultats de ces enquêtes, soit au moyen de diagrammes monographiques, soit par les documents établis à l’aide des procédés mécanographiques, soit par des cartes et graphiques et d’utiliser tous autres procédés qui seraient jugés nécessaires ;
3° de rassembler, classer, coordonner les documents confectionnés, ainsi que tous les éléments provenant de ces enquêtes, pour en faire toutes analyses ou établir toutes statistiques ;
4° de tirer de ces documents toutes conclusions utiles au bien commun de la région lyonnaise et susceptibles d’apporter une participation aux efforts publics et privés de réorganisation économique ou professionnelle ;
5°d’effectuer elle-même en collaboration avec les entreprises et organismes intéressés qui en feraient la demande toutes études de réorganisation de leurs services, en prenant pour règle de conduite de toujours tendre à l’amélioration des conditions humaines de vie et l’accroissement du bien commun ;
6° de collaborer à l’action de toutes les sociétés ou associations, nationales et régionales ayant un objet identique ; et généralement, toutes opérations quelconques de nature à permettre d’atteindre l’objet ci-dessus défini »306.’

Plusieurs points sont intéressants. Il y a d’abord la confirmation que la « région lyonnaise » est le périmètre approprié aux yeux des enquêteurs (1°, 4°, 6°). D’autre part, le BLAC se revendique avant tout comme un organisme d’expertise : face à la complexité du réel, seuls les moyens appropriés et innovants dont il se dote (diagrammes et procédés mécanographiques notamment) peuvent apporter des informations fiables et complètes, lesquelles seront ensuite précisément analysées (1°, 2°, 3°). L’apport des sciences humaines, et plus particulièrement l’économie politique au sein de laquelle la statistique tient une place essentielle, est clairement revendiqué pour produire une documentation neuve. Une des conditions de survie de l’organisme sera donc de constituer un vivier d’enquêteurs capables de mettre en œuvre sur le terrain la « méthode Lebret ». Autre point fondamental des statuts : le BLAC se propose d’être une société de services auprès d’organismes publics ou privés. Le Bureau ne trouve par conséquent sa raison d’être que dans le partenariat permanent et dans la recherche de nouvelles collaborations avec des entités qui souhaitent se réformer dans l’élan de modernisation qui touche les structures françaises pendant la Reconstruction. Enfin, l’élaboration d’une « économie humaine » qui viendrait renouveler la doctrine sociale de l’Église transparaît ici dans le projet d’ « amélioration des conditions humaines de vie » et dans le souci du « bien commun » (5°).

Notes
298.

Centre des archives contemporaines (CAC), fonds Raymond Delprat, 87 AS 16, compte-rendu manuscrit d’une réunion BLAC-SAGMA, 23 mai 1947 ; 87 AS 16, statuts de la Société civile BLAC, 5 mars 1947. Denis Pelletier parlait de février 1947 (Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., p. 94).

299.

Désormais abrégée « EH » dans la suite du chapitre pour faciliter la lecture, sauf pour les références bibliographiques.

300.

Les membres fondateurs ont hésité avec la forme d’une SARL reliée à la SAGMA ou « à la rigueur » une association. (CAC, fonds Raymond Delprat, 87 AS 16, « Organisme associé : BLAC », « note sur la formation d’un Bureau lyonnais de statistique, d’analyse, de conjoncture et de documentation », sans date).

301.

Une somme de 150 000 francs pour le BLAC avait été envisagée en novembre 1946, mais sans compter l’apport de Jean Queneau.

302.

Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., p. 93-96 ; Un humaniste engagé dans son siècle. Jean Queneau (1909-1996), plaquette publiée par la firme industrielle Thuasne (dont Jean Queneau fut le directeur), 1997.

303.

CAC, fonds Raymond Delprat, 87 AS 16, « Organisme associé : BLAC », statuts de la Société civile BLAC, 5 mars 1947.

304.

C’est nous qui soulignons. CAC, fonds Raymond Delprat, 87 AS 16, « Organisme associé : BLAC », « note sur la formation d’un Bureau lyonnais de statistique, d’analyse, de conjoncture et de documentation », sans date.

305.

Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., p. 93.

306.

CAC, fonds Raymond Delprat, 87 AS 16, « Organisme associé : BLAC », statuts de la Société civile BLAC, 5 mars 1947.