C. les raisons d’un échec

Pourtant, après quelques mois d’existence, le BLAC disparaît. Le fonds Delprat ne comporte aucun document sur le Bureau lyonnais au-delà de juillet 1947. Denis Pelletier parle d’un organisme « éphémère » et constate que les années 1950 voient plusieurs laboratoires décliner : le « groupe SAGMA » dont fait partie juridiquement le BLAC est « pratiquement dissous » en décembre 1950330. Pourtant, certains organismes comme le CREDOC ou l’IMSAC continuent d’exister en gagnant leur autonomie. Comment expliquer que ce ne fut pas le cas pour le BLAC ?

Plusieurs facteurs expliquent cette mise en sommeil précoce. Le nœud du problème réside effectivement dans les difficultés trop grandes rencontrées dans la conquête d’une autonomie. Autonomie par rapport à la SAGMA de Jean Queneau tout d’abord. En détenant la majorité des parts, Jean Queneau est le réel maître d’œuvre du BLAC. D’autant que cette somme correspond à l’évaluation numéraire d’un ensemble de compétences et d’acquis d’origine stéphanoise : « une technique ; certains dossiers relatifs à Lyon (analyse de l’habitat, des budgets en 1943 et 1946, de l’alimentation, etc…) ; une documentation : cartes, etc… ; un droit au bail : le tout évalué à 200 000 francs ». La SAGMA occupait en effet des « bureaux à Lyon » et avait effectué avant la création du BLAC des travaux concernant « la région lyonnaise »331. Elle est enfin explicitement désignée comme la société chargée de l’exploitation de la méthode EH au sein du BLAC332.

Il semble donc que Jean Queneau ait souhaité organiser la SAGMA et son travail de mécanographie autour de deux pôles, Saint-Étienne et Lyon. Le père Lebret lui a dit sa préférence pour la solution stéphanoise, dans l’intérêt de Jean Queneau qui pourrait ainsi s’assurer d’un personnel stable et diriger personnellement les travaux. Pour une installation de la SAGMA à Lyon, le père Lebret est en effet plus réservé : « Lyon ne pouvait fonctionner que si Fantapié et Delprat s'y tenaient en permanence. Lyon sans chef ne fonctionnera pas. Si vous voulez donc établir votre centrale à Lyon, ce qui se défend, il faut donc : a) obtenir d'urgence le courant continu ou un courant redresseur. b) que vous trouviez un responsable de taille suffisante, c’est-à-dire de la taille de Fantapié ou de Delprat »333. Le fondateur d’EH avait vu juste sur la nécessité d’une direction solide à Lyon pour une survie de l’équipe locale. Puisque Raymond Delprat n’est pas disponible, Jean Queneau a-t-il écouté le père Lebret en reportant son choix sur Yves Strauss ? Ou la position dominante de Jean Queneau s’est-elle heurtée aux ambitions du jeune enquêteur, qui est juridiquement le seul gérant du BLAC334 ? Les relations entre les deux hommes se dégradent. Lors d’un tour de table en mai 1947 pour décider des perspectives de la société, Jean Queneau ne mâche pas ses mots à l’égard de Strauss : « sa jeunesse le dessert ; pas de liaison BLAC et EH ; manque d’appuis techniques ; trop peu de quantité de production ; a) proximité équipe centrale : allure très personnelle ; b) climat de dispersion ; c) parler de déficit comme d’une plaisanterie »335. Henri Desroches, présent à cette réunion houleuse, ne récuse pas le fond de ces accusations, tout en relativisant cet « antagonisme un peu psychologique »336. De son côté, Yves Strauss s’interroge ouvertement sur les ambitions de Jean Queneau qui apporte 200 000 F au sein du BLAC alors qu’il n’en a donné que 30 000 au CREDOC. Pour Henri Desroches, le destin du BLAC doit en tout état de cause être tiré au clair pour éviter l’ « impasse ».

À ces rivalités de personnes s’ajoute l’ambiguïté originelle de l’équipe lyonnaise : un laboratoire lyonnais doit-il et peut-il exister alors que la direction centrale d’EH est à Écully, puis à la Tourette, c’est-à-dire dans la banlieue lyonnaise ? Ce n’est pas certain. Denis Pelletier affirme par exemple que l’enquête MRU sur le logement dans les quatre villes françaises citées plus haut a été menée à Lyon sous la responsabilité de l’équipe centrale337. Quelques mois plus tard, la réunion constitutive du BLAC de novembre 1946 prévoit que le responsable juridique du futur organisme sera un conseiller technique du Bureau d’étude de la Tourette. Le nom de Strauss a été rajouté à la main sur le procès-verbal. Ceci est confirmé par une note rédigée à une date sans doute très proche, qui propose qu’un directeur soit immédiatement nommé par le centre de la Tourette338.

Pour l’équipe centrale, la crise que connaît le BLAC est due à une création prématurée : « Le BLAC, Bureau Lyonnais d’analyses et de conjoncture, avait en effet commencé l’étude systématique de la grande région lyonnaise, mais n’ayant pu tenir financièrement à un moment où ce genre d’études n’était pas encore à l’ordre du jour, ses travaux n’ont été continués qu’à rythme lent par "Économie et Humanisme" »339. La survie du laboratoire dépend en effet des enquêtes ou des études que lui passent des organismes publics ou privés, notamment locaux et régionaux. Ces difficultés financières sont confirmées par des documents du BLAC déjà cités. Yves Strauss, qui est soupçonné de ne pas tenir suffisamment compte du manque de capitaux, estime que les premiers contrats signés (coopératives de consommation, enquête sur les loyers) doivent permettre de « tenir »… en attendant que la SAGMA reconnaisse ses dettes envers le BLAC pour le travail entrepris, et renfloue les caisses du Bureau lyonnais340 ! Pour Jean Queneau qui ne partage sans doute pas cette vision des choses, Lyon pourrait être aidée par « Marseille », c’est-à-dire l’IMSAC de Jacques Loew et de l’ingénieur Jean Dubruel, financée en partie, il est vrai, par Jean Queneau, mais plus solidement implantée que le BLAC341. Est-ce à dire que ce sont les élites économiques et les services administratifs lyonnais qui n’ont pas accepté cette main tendue par le Bureau Lyonnais ?

Lorsqu’elle fait paraître en 1955 son enquête intitulée Lyon et sa région, l’équipe centrale d’EH rend compte d’un terrain particulièrement difficile pour mener une enquête de cette nature, « un bon nombre des interviews pratiquées n’ayant pas apporté de données assez complètes ou assez précises et les documents récents plus ou moins élaborés faisant, contrairement à notre attente, presque complètement défaut. De ce double point de vue, et si paradoxal que cela puisse sembler, nous avons rencontré beaucoup plus de difficultés pour l’étude de la région lyonnaise que pour l’étude analogue que notre groupe effectue dans le même temps sur la demande de la Commission des Bassins du Parana et de l’Uruguay, auBrésil »342. Cette absence de collaboration des principaux intéressés - patronat local, Chambre de commerce, syndicats, services de l’État - n’est pas seulement conjoncturelle, dans une période où il peut être préférable de faire oublier un passé récent. Des explications d’ordre structurel sont proposées : une tradition française du secret administratif, industriel et commercial ; l’absence de communication entre services publics ou privés sur des sujets pourtant proches ou similaires ; la nouveauté d’études synthétiques sur des notions encore peu connues d’aménagement et de mise en valeur ; le manque d’adéquation spatiale entre régions administratives et régions étudiées343.

À plusieurs reprises, les membres du BLAC eux-mêmes déplorent le manque de commandes et de travaux. Ainsi, Antonin Charroux s’est vu confier d’autres tâches par EH faute de travail sur Lyon après l’enquête MRU sur le logement344. Jean Queneau regrette que la CFTC n’ait pas d’argent à engager pour des enquêtes. Le soutien moral de divers mouvements politiques ou sociaux comme le MRP et le MPF n’est pas jugé suffisant. A la réunion constitutive du BLAC de novembre 1946, le secrétaire général de la Chambre de Commerce, d’abord annoncé, s’est « récusé » par lettre. Le responsable de la CGC « n’a pu se faire représenter » et le président du Syndicat patronal de la soie s’est fait excuser. Exceptés Bérod de la Centrale des écrus et Queneau, le monde patronal n’est donc pas représenté lors de cette réunion fondatrice345. Il est possible d’évoquer un changement de politique économique à l’échelle nationale pour comprendre cette pénurie de commandes : les enquêtes sur le logement passent par exemple au second plan avec le Plan Monnet de 1948, qui met l’accent sur la modernisation de l’appareil économique346.

D’autre part, la création de laboratoires d’enquêtes institutionnels (Institut de science économique appliquée (ISEA) par François Perroux en 1944, Institut national d’études démographiques (INED) dirigé par Alfred Sauvy en 1945) ou la création d’une comptabilité nationale par la fondation de l’INSEE en 1945 pourraient laisser penser que les échelon local et régional n’étaient plus propices ou légitimes pour ces enquêtes347. Pourtant, le dynamisme de certaines équipes locales d’EH à la même période (au Havre ou à Reims par exemple)348 et le vivier d’une soixantaine de sympathisants évoqués en introduction montrent que l’idée d’un organisme local ou régional était viable. Sans doute le poids d’organismes déjà solidement implantés à Lyon a-t-il joué. La Chronique sociale peut y voir un concurrent, et plusieurs mouvements comprenant de nombreux catholiques dans leurs rangs existent déjà à Lyon. Pourtant, un bon nombre de personnalités et d’intuitions du BLAC vont être à nouveau mobilisées quelques années plus tard à la faveur d’une double conjoncture.

Notes
330.

Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., p. 94 et 290.

331.

CAC, fonds Raymond Delprat, 87 AS 16, « Organisme associé : BLAC », « note sur la formation d’un Bureau lyonnais de statistique, d’analyse, de conjoncture et de documentation »,sans date.

332.

Idem.

333.

CAC, fonds Delprat, 87 AS 6-12, pochette « Jean Queneau », lettre de L.J. Lebret à Jean Queneau, 19 novembre 1945. Aucune trace de ce « Fantapié » n’a été retrouvée.

334.

CAC, fonds Raymond Delprat, 87 AS 16, « Organisme associé : BLAC », statuts de la Société civile BLAC, 5 mars 1947.

335.

CAC, fonds Raymond Delprat, 87 AS 16, compte-rendu manuscrit de la réunion du BLAC du 23 mai 1947.

336.

Idem.

337.

Le contrat est signé officiellement le 11 juin 1945 (Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., p. 94).

338.

CAC, fonds Raymond Delprat, 87 AS 16, « Organisme associé : BLAC », « note sur la formation d’un Bureau lyonnais de statistique, d’analyse, de conjoncture et de documentation », date inconnue.

339.

Comité pour l’aménagement et l’expansion économique de la région lyonnaise, Lyon et sa région. Analyse et enquêtes pour l’aménagement du territoire, Lyon, Bosc Frères, 1955, « Historique », p. 11. Voir plus loin sur les circonstances de cette enquête.

340.

CAC, fonds Raymond Delprat, 87 AS 16, compte-rendu manuscrit de la réunion du BLAC du 23 mai 1947.

341.

Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., p. 94.

342.

Lyon et sa région…, op. cit., p. 11.

343.

Comité pour l’aménagement et l’expansion économique de la région lyonnaise, Lyon et sa région. Analyse et enquêtes pour l’aménagement du territoire, Lyon, Bosc Frères, 1955, « Historique », p. 11 (ouvrage désormais cité sous l’appellation Lyon et sa région).

344.

CAC, fonds Raymond Delprat, 87 AS 16, « Organisme associé : BLAC », « note sur la formation d’un Bureau lyonnais de statistique, d’analyse, de conjoncture et de documentation », date inconnue. 

345.

CAC, fonds Raymond Delprat, 87 AS 16, procès-verbal de la réunion constitutive du BLAC, 12 novembre 1946.

346.

Frédérique Boucher, « Les planificateurs et le logement (1942-1952) »…, op. cit.

347.

Pierre Rosanvallon a ainsi pu parler de « monopole de l’expertise » pour caractériser la position de fait de l’État à la fin des années 1940 (Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, coll. « L’Univers historique », Paris, Seuil, 1990, p. 255).

348.

Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., p. 98-99.