La crise qui secoue le mouvement du père Lebret à propos de la confrontation entre le marxisme et la doctrine sociale de l’Église favorise l’orientation des équipes locales vers des problématiques spatiales, moins exposées sur le plan politique. Le départ du père Desroches provoque le renoncement de l’association au compagnonnage qu’il avait noué avec la Mission ouvrière. Le dialogue avec le marxisme cède la place à l’investigation d’autres terrains d’étude, l’Amérique latine et le tiers monde notamment. EH s’engage dès lors sur des problématiques plus techniques, moins exposées à la censure de la hiérarchie romaine ou dominicaine, et dans lesquelles l’économie des besoins et le développement deviennent des thèmes centraux349. La naissance d’un tiers-mondisme spécifique s’appuiera désormais sur des enquêtes dans lesquelles l’aménagement du territoire devient un sujet d’étude privilégié350. Certes, les enquêtes sur le logement réalisées en 1945 en partenariat avec le MRU montrent que rien n’est véritablement inventé ex nihilo en 1950. Mais l’orientation prise au début des années 1950 sur le terrain de la ville et de la région amorce une période plus féconde en enquêtes et travaux d’analyse.
Une « session d’élaboration » est consacrée à cette question les 22-28 septembre 1952351. Celle-ci rencontre un vif succès en réunissant près de quatre-vingts participants. Après avoir dressé l’inventaire des éléments de l’aménagement (sol, sous-sol, énergie, équipements…), les intervenants ont présenté les expériences en cours, des petits ensembles (Reims et sa région, département de la Moselle, vallée de la Durance) aux grandes opérations d’aménagement, comme celle de la vallée du Tennessee. Puis plusieurs commissions se sont efforcées de dégager une doctrine de l’aménagement autour de quelques principes fondamentaux : la nécessité de la planification contre le « malthusianisme économique », le primat des conditions de vie réelles sur une conception abstraite de l’Homme, le dépassement d’une vision purement économique de l’équipement. L’aménagement du territoire tel qu’il est pensé par le père Lebret et ses collaborateurs doit trouver sa voie entre l’anarchie impuissante des tentatives micro-locales d’une part et l’interventionnisme destructeur des technocraties centralisées et ignorantes des réalités du terrain d’autre part.
Or, l’urbanisation liée à l’industrialisation est un des enjeux centraux des discussions. La ville en croissance est envisagée à un double titre. Les intervenants dénoncent les tares dont sont victimes « les enfants de Mégalopolis » : discrimination sociale, multiplication des taudis, surpeuplement, dénatalité, délinquance352. L’aménagement du territoire est pensée comme le contraire d’une croissance urbaine anarchique ; mieux : il en est la solution thérapeutique, qui empêche l’urbanisation de faire dégénérer les acquis d’une civilisation. La ville peut soigner la ville, à condition d’avoir prise sur les leviers qui régissent son développement. Mais la ville sert surtout de point d’ancrage pour toute politique d’aménagement. Dans le discours théorique élaboré par l’équipe d’EH, c’est la zone d’attraction de la métropole régionale qui constitue « l’unité normale de prise de conscience des problèmes d’aménagement »353. Cette influence de la grande ville sur son territoire environnant représente même davantage qu’une première intuition : elle constitue le cadre global d’étude pour toute politique rationnelle et planifiée d’équipement. Ce territoire au centre duquel rayonne la métropole est « à la fois assez vaste pour harmoniser les particularismes locaux et assez restreint pour "dominer" toute la réalité à transformer »354.
Ce nouveau départ aboutit à la création de l’Institut international de Recherche et de Formation En vue du Développement Harmonisé (IRFED) en 1958.
Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., troisième partie.
L’aménagement des territoires, numéro spécial de la revue Économie et Humanisme, 79, mai-juin 1953. Voir aussi Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., p. 332.
Paul Cornière, « L’aménagement du territoire. Réflexions en marge d’une session », Efficacité, 8, octobre 1952, p. 178-180 ; L-J. Lebret, « L’aménagement, problème économique, problème humain », Économie et Humanisme, 79, mai -juin 1953, p. 3-7.
Robert Caillot, « Les unités territoriales d’aménagement », Économie et Humanisme, 79, mai –juin 1953, p. 14-18, citation p. 16.
Idem, p. 18.