2. Son apport scientifique

Jean Labasse est cité aux côtés du géographe Michel Laferrère dans la bibliographie de l’enquête lyonnaise d’EH de 1955, pour ses indications et conseils « particulièrement précieux »³⁹¹. Surtout, il est sans doute à l’origine de plusieurs analyses de l’enquête, et en particulier celles concernant le point décisif de la double délimitation d’une région lyonnaise. En effet, une des premières préoccupations de l’équipe du Comité est de dégager les limites du rayonnement de leur ville. Une première tentative pour déterminer les contours de la grande région lyonnaise et des ses zones d’influence internes avait été proposée dès 1948 par Robert Caillot, mais aucune trace de ce travail n’a été retrouvée³⁹². En tout état de cause, l’enquête EH s’appuie directement et explicitement sur les travaux de Jean Labasse sur ce problème.

Il faut revenir sur la thèse de Jean Labasse pour en comprendre la portée dans les travaux d’EH et du Comité. Le géographe soutient sa thèse principale (commencée en 1947) à Lyon le 1er décembre 1953 sous le titre « Les capitaux et la région. Etude géographique. Essai sur le commerce et la circulation des capitaux dans la région lyonnaise »³⁹³. La démarche est originale au début des années 1950 et ne correspond pas pour certains universitaires aux canons de la discipline. Le recteur de l’Université de Lyon André Allix commence la préface de la thèse publiée par ces mots : « En quoi, demandait-on à l’auteur de ce livre, en quoi donc est-ce de la géographie ? »³⁹⁴. La réponse de Jean Labasse mobilise des pères de la discipline, Jean Brunhes et Paul Vidal de la Blache, mais aussi de façon plus précise Henri Cavaillès, qui tous citent dans leurs travaux la « circulation » comme objet à part entière de la discipline géographique³⁹⁵. Car c’est bien autour de cette notion de circulation que Jean Labasse articule son projet. Il revendique une filiation avec les travaux sur l’économie soviétique de R. Cheyrouze et de Charles Bettelheim, qui ont montré que les banques soviétiques sont constituées en réseaux spécialisés en vue de répondre à l’ampleur des échanges et des besoins en crédit³⁹⁶. Même si le modèle économique de l’Union soviétique diffère fondamentalement de celui des pays capitalistes, « il reste concrètement », écrit Jean Labasse, « que le transport des capitaux requiert, dans les économies modernes, l’établissement de moyens appropriés »³⁹⁷. Le plan de la thèse découle de cette intuition qui fait de la mobilité des capitaux un élément structurant de la formation d’une région. Une première partie est consacrée au commerce de ces capitaux, dans laquelle Jean Labasse analyse de façon très fine la façon dont les banques se sont implantées sur un territoire donné, dans l’espace rural comme dans l’espace urbain, en partant du postulat que cet équipement moderne interagit avec les « genres de vie » régionaux. Puis il montre en seconde partie selon quelle géographie fonctionnelle ces capitaux circulent, à l’aide d’un solide appareil cartographique et statistique, en mobilisant les notions d’ « investissement », de « courants d’affaires » et de « rythmes régionaux »³⁹⁸.

Concernant la délimitation d’une « région lyonnaise » dans laquelle inscrire son sujet, Jean Labasse rappelle à quel point cette expression présente le désavantage de ne recouvrir aucune unité physique, ni historique. Deux points d’appuis seulement sont possibles pour comprendre l’organisation de cet espace : « la confluence plusieurs fois répétée de pays différents » et « la présence d’un grand centre urbain qui anime des fonctions économiques complémentaires »³⁹⁹. Carrefour d’influences marqué par une urbanisation forte et ancienne, cette région se laisse donc difficilement délimiter⁴⁰⁰.

Cet obstacle va obliger le jeune géographe à utiliser d’autres critères pour définir un cadre d’étude. Utiliser les zones de chalandise des différentes branches d’activité pourrait être une solution, mais ces marchés (celui des industries alimentaires, du bois, ou encore des produits textiles) ne se recoupent pas dans les faits⁴⁰¹. L’idée de Labasse est alors de fonder sa démarche sur la notion de consommation, au sens large, telle que l’a proposée avant lui le géographe Jean Gottmann : le principe d’unité des régions réside non pas dans les productions spécialisées, mais dans la consommation des produits, techniques et services (y compris les capitaux). La circulation, corollaire de la consommation, lui paraît donc l’indicateur le plus approprié⁴⁰². Et c’est tout naturellement vers des cartes éditées par de grands établissements bancaires de crédit que se porte l’intérêt de Labasse : « Ces cartes - sur lesquelles chacun a reporté les bureaux qu’il entretient - sont censées embrasser le périmètre au sein duquel les usagers d’entre Loire et Alpes ont couramment à s’informer du réseau bancaire existant. Les parallèles de Tournus au nord et de Montélimar au sud, la frontière à l’est, à l’ouest une ligne Digoin-Le Puy, débordant la vallée de la Loire sur les monts de La Madeleine et les plateaux du Velay, telles sont les limites théoriques de l’espace que recouvrira désormais le vocable de "région lyonnaise"». Le chercheur affine plus loin ce périmètre à un moment de sa démonstration où il souhaite utiliser un indicateur synthétique et concret pour situer « les courants d’affaires et la vie de relations », avec l’idée que la circulation n’est pas d’essence exclusivement commerciale. En s’appuyant sur des données que lui fournit l’administration des PTT à Lyon, il construit une carte de « l’orientation du trafic téléphonique au départ des centres urbains », qui couvre à ses yeux « l’intégralité des relations humaines et répond pleinement aux exigences objectives et quantitatives d’une analyse en profondeur »⁴⁰³. Dans le premier chapitre de l’enquête, c’est ce critère qui est d’abord repris pour délimiter la « grande région lyonnaise » avec un renvoi explicite à la thèse de Jean Labasse⁴⁰⁴. Ce premier travail cartographique est complété par l’utilisation d’un second indicateur : le trafic des autocars. En particulier, les lignes jugées les plus caractéristiques de la zone d’influence de Lyon sont celles qui sont en service les jours de marché. Jean Labasse s’inscrit donc aussi dans le sillage des travaux de son contemporain Pierre George (1909-2006), pour lequel les données naturelles ne sont pas déterminantes, à l’inverse des faits humains et sociaux. C’est Lyon qui aurait forgé sa région et non la région qui se serait donnée une capitale : la ville, pour le cas lyonnais, aurait suppléé le manque d’unité physique et historique.

Au sein du Comité, Jean Labasse apporte aussi sa très bonne connaissance des travaux universitaires. Un exemple de ses contributions est fourni par son rôle dans la commission « Conjoncture » qu’il préside en 1955. Afin d’établir les bases d’une aide à apporter aux entreprises en matière d’analyse de conjoncture économique, Jean Labasse commence par renvoyer les autres membres à sa thèse pour définir la notion d’espace économique dans le cas lyonnais⁴⁰⁵. D’autre part, il applique à l’agglomération lyonnaise les travaux de Jean Fourastié et de Colin Clark⁴⁰⁶ sur la répartition des activités économiques en « secteurs ». La « zone primaire » correspond ainsi à la ville-travail, la ville-approvisionnement et la ville-dortoir, alors que la « zone secondaire » est la traduction spatiale des activités industrielles, dans un triangle Givors-Belley-La Tour du Pin (« région immédiate de Lyon »). La « grande région » matérialise, quant à elle, la « zone tertiaire » délimitée par le rayonnement des services. La Commission en déduit la nécessité de superposer sur une carte le rayonnement d’un très grand nombre d’activités afin d’établir un périmètre adéquat de l’aménagement régional⁴⁰⁷.

D’une façon générale, Jean Labasse prône une géographie humaine qui serait « science de l’homme-habitant » (Le Lannou), dans laquelle la contingence, la complexité et le sens du relatif auraient remplacé le déterminisme et les causalités strictes. Dans deux articles de 1950 et 1953, le jeune géographe explique la portée scientifique et politique d’un tel positionnement théorique. Accorder toute sa place à l’infrastructure faite d’ « observation de la vie » au sein d’un « milieu géographique » donné, va à l’encontre, d’après Labasse, de l’économie politique classique. Celle-ci lui paraît désincarnée, formelle et typique des nations occidentales sclérosées. Empreinte de conventionnalisme mondain, elle est l’objet de vénération de la bourgeoisie technocratique et d’affaires. La géographie humaine apparaît par conséquent comme une entreprise de régénération de l’économie politique en même temps qu’une contribution à une réforme des élites. Le Comité remplit à ce titre les deux fonctions : en prenant appui sur des enquêtes de terrain, ses experts contextualisent des données qui perdent dès lors leur caractère abstrait et interchangeable ; la création d’un bureau d’études à l’échelon régional permet d’autre part à la grande bourgeoisie industrielle et financière lyonnaise de renouveler une approche trop marquée par « des centralisations statistiques faites dans les organismes parisiens ». Ce souci du réel et de la vitalité de l’économie régionale conduit Labasse à s’inscrire dans une vision organiciste de la géographie humaine : la ville et son espace environnant doivent être décrites « par le contact organique avec les forces vivantes », pour aboutir à « la notion dynamique d’un équilibre contrôlé, avec toutes les réactions d’un organisme vivant »⁴⁰⁸. L’idée s’impose que c’est autour de la ville que se structure la vie de relations dans les sociétés modernes. C’est autour d’elles que se dessinent des aires d’influence dont il faut comprendre le sens.