« Le Comité pour l'Aménagement du territoire dans la région lyonnaise constitué en 1952 avait dès son début estimé indispensable de posséder au plus vite un instrument de connaissance suffisamment précis du territoire dont il voulait s'occuper. Il s'adressa à l'équipe centrale des techniciens d' Économie et Humanisme et lui demanda d'appliquer à cet objet la méthode d'enquêtes et d'analyses sociales mises au point par L-J. Lebret ». C’est par ces mots que débute le compte-rendu de l’ouvrage publié par le Comité en 1955 sous le titre Lyon et sa région 409. La première tâche que s’est fixée le Comité a été en effet de faire dresser un inventaire des ressources économiques, démographiques et territoriales de la région lyonnaise. L’enquête est co-dirigée par le père Lebret et Robert Caillot410, mais Jean Labasse en a sans doute inspiré les grandes lignes. Les analyses sociologiques ont été confiées à René Burdet et Alain Birou411 ; celles de « conjoncture » à André Chomel ; la partie « ethnologie » a été rédigée par Jean Fournier alors que l’économie rurale a été étudiée par le dominicain Pierre Viau412. Outre la documentation déjà citée, les enquêteurs ont utilisé la méthode des entretiens, en particulier auprès des élus (maires, responsables municipaux) et des personnels en contact avec la population active (secrétaires d’organisations professionnelles). Ces lignes confirment en outre qu’il n’y a pas d’équipe locale EH à Lyon en dehors de l’équipe centrale.
L’importance accordée au territoire est-elle propre à EH dans le contexte du début des années 1950 ? Pour Rachel Linossier, l’approche transversale de l’aménagement du territoire, à la croisée de l’économie et de la politique, est une préoccupation de premier ordre pour ce milieu lyonnais, dans la continuité des positions soutenues par le MRU au début des années 1950 : « Alors que la majorité des responsables politiques et économiques est encore exclusivement focalisée sur le Plan Monnet d’investissement (1947-1952), qui ne conçoit l’économie que verticalement, c’est-à-dire par le biais des branches d’activités et selon une vision globalement a-spatiale, les membres du Comité développent en effet une approche de l’expertise économique et de la régulation qui intègre l’espace et la dimension territoriale au traitement des problèmes économiques »413. Il faut sans doute nuancer cette exception du Comité d’aménagement lyonnais, pour quatre raisons au moins, liées à l’histoire de la discipline géographique en France. Il faut rappeler d’une part que l’étude monographique régionale a connu un grand succès pendant toute la première moitié du XXème siècle sous l’influence de Vidal de la Blache et de l’École française de géographie. Nombre de thèses et de travaux universitaires adoptent pour cadre la région. André Meynier souligne d’autre part que si ces monographies régionales intègrent rarement avant-guerre une ville qui en serait le centre fondamental, le cas lyonnais fait exception : l’expression « région lyonnaise », bien que floue, est communément utilisée dès l’entre-deux-guerres pour désigner l’espace polarisé par Lyon414. En outre, après 1945, la ville apparaît de plus en plus comme le facteur d’unité de la région. Celle-ci devient une « région urbaine » : l’expression « région géographique » tend à remplacer dès la fin des années 1930 l’expression « région naturelle »415. Enfin et surtout, les débats sur la « géographie appliquée » sont contemporains de l’enquête EH demandée par le Comité d’expansion.
Les auteurs de l’ouvrage Lyon et sa région se proposent en effet de ne pas s’en tenir aux seuls critères scientifiques de la géographie universitaire. L’analyse doit aussi, par une information exacte, « guider une action constructive en vue de la mise en valeur d’une vaste région »416. La revendication d’une « géographie appliquée » par l’équipe EH s’appuie sur une terminologie précise, qui s’approprie des notions de géographie savante pour en faire des outils de l’ « économie humaine ». L’enjeu notionnel tourne autour de deux expressions apparemment synonymes : mise en valeur et développement. La première est critiquée par les auteurs : jugée trop matérialiste, elle ne rend compte que des équipements économiques, en prise plus ou moins directe avec la production. Elle ne retient pas les aspects culturels ou sanitaires des populations. De façon plus complète, le développement désigne le progrès cohérent et harmonisé, qui intègre toutes les facettes d’une civilisation. Concept dynamique parce qu’indicateur de l’accroissement des inégalités à toutes les échelles, il se place dans les perspectives de l’ « économie humaine » car il met au cœur de l’action « l’utilisation optima des ressources et l’élévation humaine des populations »417. Dès lors, l’aménagement est conçu comme la traduction spatiale d’un développement volontariste. Il suppose en amont une analyse rationnelle de la région étudiée ainsi qu’un échéancier qui ne se limite pas à une planification avec des objectifs seulement économiques418.
On peut rapprocher cette approche de plusieurs initiatives nées au même moment dans d’autres villes ou régions françaises. En 1953, le géographe Jean Chardonnet publie une étude attentive à la notion de région industrielle, dont le but est de mieux saisir les mécanismes à l’œuvre dans l’organisation de l’espace419. C’est le cas également des perspectives adoptées par le géographe Michel Phlipponneau (1921-2008) au même moment, pourtant sans lien à notre connaissance avec la mouvance EH. Cet enseignant-chercheur de Rennes est un des pionniers de cette géographie volontariste qui se veut au carrefour de plusieurs disciplines, notamment la sociologie et la démographie. Il est un des premiers à offrir ses services à des organismes publics ou privés, moyennant une contribution aux frais d’enquête. Michel Phlipponneau a ainsi fourni les bases aux travaux du Comité d’études et de liaisons des intérêts bretons (CELIB) créé en juillet 1950, dont le but a été de promouvoir le développement économique et l’aménagement du territoire de la Bretagne420. L’association a certes une forte consonance militante régionaliste, due en particulier à la présence de Joseph Martray, ardent défenseur du fédéralisme breton. Mais par delà des contextes différents, l’analogie avec le cas lyonnais est frappante : cette association, soutenue par les conseils généraux des départements bretons et présidée lors de sa création par René Pleven, a publié deux ans avant Lyon et sa région un ouvrage intitulé Rapport d'ensemble sur un plan d'aménagement, de modernisation et d'équipement de la Bretagne (1954-1958) 421, qui a de fortes ressemblances avec les perspectives de l’enquête lyonnaise : l’étude est spatialisée, l’échelle régionale est privilégiée et ce document s’inscrit dans la volonté de participer à un effort de rationalisation et de modernisation des équipements et des structures économiques.
Surtout, le Comité reconnaît sa dette à l’égard d’expériences nées dans la mouvance d’EH. Jean Labasse explique cette circulation des modèles entre laboratoires d’enquêtes : « Reims et Metz avaient ainsi créé les premiers Comités d'aménagement. C'est auprès d'eux que nous allâmes puiser de premières leçons. À Reims, une équipe ardente, dont l'animateur[René Bride]devait par la suite devenir maire de sa Cité, s'efforçait de repenser le modelé de la ville et était parvenue par son application désintéressée à mettre dans son jeu de larges couches de la population ; son œuvre s'est depuis inscrite dans les faits, et l'accueil de plusieurs grandes usines décentralisées et judicieusement implantées n'est pas sa moindre réussite. À Metz, le CIEDEHL[Centre d’information et d’études d’économie humaine en Lorraine]tentait de dominer les problèmes redoutables d'habitat et d'équipements collectifs posés par l'expansion de l'économie lorraine et l'afflux de main d’œuvre industrielle qui en est le corollaire. La portée de ces entreprises était suffisante pour nous inciter à tenter notre chance »422.
Ces orientations demeurent assez isolées dans le paysage académique au tournant des années 1940-1950. La « géographie volontaire » suscite bien des réticences dans le milieu universitaire français qui la soupçonne de promouvoir une discipline normative, perdant sa spécificité dans la rencontre avec d’autres sciences sociales et surtout se compromettant dans des intérêts financiers bien éloignés du désintéressement supposé des chercheurs423. Autour de Pierre George et d’une approche marxiste de la géographie, il est reproché à Michel Phlipponneau comme aux géographes impliqués fortement dans des projets d’aménagement de ne pas se montrer « politiquement responsables »424.
André Gibert, « Un recueil sur l'aménagement du territoire dans la région lyonnaise », Revue de géographie de Lyon, XXXI, 1, 1956, p. 39-42. André Gibert, en plus des fonctions déjà citées, est membre du comité de rédaction de cette revue.
Robert Caillot fait partie de l’équipe dirigeante de l’association. Né en 1915 à Beaune (Côte d’Or), il est secrétaire de rédaction de la revue Économie et Humanisme et co-rédige le tome IV du Guide pratique de l’enquête sociale sur l’aménagement du territoire (Louis-Joseph Lebret, Jean-Marie Albertini, Roger Caillot, Georges Célestin et Raymond Delprat, Guide pratique de l’enquête sociale, t. IV, L’Enquête en vue de l’aménagement régional, Paris, PUF, 1958). Voir Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., p. 89, 279, 333 et 343.
Alain Birou est né en 1916 dans le Lot. Après des études au Saulchoir et à la Sorbonne, ce dominicain est envoyé à la Tourette en stage de l’été 1945 au printemps 1946. Il participe à plusieurs enquêtes rurales ainsi qu’à l’enquête de Lyon sur le logement. En stage avec le père Loew puis chargé d’apostolat rural entre septembre 1946 et la fin 1949 dans le diocèse de Rouen, il est ensuite à nouveau affecté à EH à la demande du père Lebret. Il dirige l’enquête effectuée en Colombie entre 1954 et 1956 (Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., p. 87-88 et 316-318.)
Pierre Viau est né en 1912 à Saumur (Maine et Loire). Après des études à Rennes, il entre au noviciat dominicain de Saint-Alban-Leysse. Il obtient sa licence en philosophie et en théologie en 1941. Il devient membre d’EH en 1946. Il anime plusieurs sessions de l’association (Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., p 87 et 183). Une enquête organisée entre 1954 et 1956 en Colombie fait l’objet d’un rapport co-rédigé par quasiment les mêmes membres : Lebret, Birou, Viau, Labasse, auquel s’ajoute Raymond Delprat. Les premières conclusions sont présentées devant les autorités colombiennes en février 1956, soit quelques mois seulement après la publication de Lyon et sa région (Denis Pelletier, Économie et Humanisme…, op. cit., p 317).
Rachel Linossier, La territorialisation de la régulation économique…, op. cit.,§ 244.
André Meynier, Histoire de la pensée géographique en France, Collection Sup, Paris, PUF, 1969, p. 108.
Idem, p. 170-171.
Lyon et sa région…, avant-propos, p. 5.
Idem, p. 13.
Idem, p. 12-13.
Jean Chardonnet, Les grands types de complexes industriels, Paris, A. Colin, 1953.
André Meynier, Histoire de la pensée géographique…, op. cit., p 183-184. Michel Phlipponneau deviendra en 1977 et pour plusieurs mandats premier adjoint dans la municipalité d’Edmond Maire à Rennes (Ouest-France, 6 novembre 2008).
CELIB, Rapport d'ensemble sur un plan d'aménagement, de modernisation et d'équipement de la Bretagne (1954-1958), CELIB, novembre 1953.
L’aménagement et l’expansion économique… , op. cit.
André Meynier, Histoire de la pensée géographique…, op. cit., p 185-188.
Le débat se cristallise au début des années 1960 en France autour de deux ouvrages-manifestes : Michel Phliponneau, Géographie et action. Introduction à la géographie appliquée, Paris, A. Colin, 1960, et Pierre George, Raymond Guglielmo, Bernard Kayser et Yves Lacoste (dir.), La Géographie active, Paris, PUF, 1964. Voir Paul Claval, Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours, Paris, Nathan-Université, 1998, p. 286-288.