2. Une crise du logement persistante

Plus alarmants encore aux yeux des enquêteurs sont le niveau de vie des populations et l’insuffisance des équipements collectifs. Si l’on s’en tient, pour notre recherche, au seul cas de ces espaces urbains, la liste est longue des maux et des carences. Beaucoup de critiques portent sur le niveau d’hygiène des populations et des habitations, indice d’une crise du logement qu’avait déjà révélée l’enquête MRU : « Logements en nombre insuffisant, vétustes, disposant rarement de tout à l’égout et de cabinets propres, rythmes de construction insuffisants. Ecoulement des eaux, collecte des ordures, nettoiement des rues laissent à désirer. Pas de lieux abrités d’attente de passage des véhicules [de ramassage des ordures ménagères][…]. Une enquête "logement" faite sur l’une de villes analysées a montré que l’eau sur l’évier manque fréquemment, que le réseau pluvial ou le réseau d’égouts, d’ailleurs non distincts, sont loin d’être complets »429. Humidité des habitations et surpeuplement de logements trop exigus sont également incriminés. On peut remarquer que le rapport d’enquête distingue les « localités rurales » des « localités urbaines ou quartiers populaires »430, en confondant par conséquent la ville et ses espaces déshérités. Cette superposition des termes est récurrente : les auteurs signalent plus loin que « le logement urbain, ouvrier est en général déplorable »431.

Les enquêteurs d’EH proposent deux outils d’expertise pour évaluer l’ampleur de cette crise de la ville. D’une part, est rappelé le travail effectué à Reims à la demande de la municipalité locale pour établir un fichier de toutes les habitations existantes en vue d’élaborer une politique du logement efficace. Un modèle de fiche est disponible qui pourrait être réutilisé sur le terrain lyonnais, en particulier dans les communes les plus sinistrées en matière d’habitats insalubres. L’association fait donc jouer à plein la circulation de ses outils. D’autre part, le recensement civil de 1954, effectué au moment de l’enquête et non encore dépouillé, est considéré comme une base de données essentielle : il pourra utilement compléter les résultats de l’équipe Lebret.

L’absence de préoccupations urbanistiques chez les autorités municipales traduit pour les auteurs de l’enquête de graves carences dans l’approche spatiale de l’urbain, de la part des élus et de l’administration locale. Répartition des aménagements et mobilité dans la ville ne font l’objet d’aucune politique apparente : « Mauvaise implantation des usines et des habitations, absence de plan d’urbanisme ou tout au moins d’améliorations quartier par quartier […]. Peu d’espaces verts aménagés. Équipement sportif rudimentaire dans la moitié des cas analysés. Circulation mal organisée […]. La vie collective n’est nulle part vigoureuse et organique »432. La critique est sévère : beaucoup de villes françaises au début des années 1950, exceptées peut-être celles pour lesquelles des bombardements importants ont nécessité un remodelage spatial en profondeur, pourraient se retrouver dans ce tableau. Les enquêteurs reconnaissent cependant l’existence d’un plan d’urbanisme pour Lyon : il s’agit du plan Lambert perpétué jusqu’au milieu des années 1950 par Jean Revillard qui avait été nommé urbaniste en chef pour la ville de Lyon en 1948. Ce dernier a d’ailleurs été sollicité par les enquêteurs d’EH433.

Les solutions préconisées par les enquêteurs traduisent une conception originale de la croissance urbaine, empreinte à la fois de modernité dans les outils d’expertise revendiqués et de conservatisme dans la dénonciation des désordres urbains. Les auteurs en appellent à la création indispensable, étant donné le rayonnement de la région, d’un « institut d’urbanisme et d’aménagement »434 apte à fournir un enseignement qui s’adresserait aussi bien aux futurs urbanistes professionnels qu’aux cadres de l’administration municipale. Est également soulignée l’absence de périmètre d’agglomération, favorisant ainsi le développement anarchique des localités périphériques. Pourtant, des conclusions à forte connotation moralisante viennent compléter le diagnostic sur la vie des populations urbaines : déficiences dans l’éducation des filles, « trop de promiscuité et mœurs faciles » s’ajoutent à une ivrognerie jugée fréquente et à la diffusion massive de l’alcoolisme435. Ces considérations morales sont mises en relation directe avec le manque d’équipements collectifs dans la ville. L’ensemble des acteurs en charge de ces populations sont invités à se mobiliser : autorités municipales et départementales, associations des parents, syndicats patronaux, ouvriers et agricoles. Les bureaux d’étude doivent déterminer les urgences, car c’est l’absence de vue d’ensemble de la ville qui génère retards et gaspillages de toutes sortes. Pour les enquêteurs, c’est cependant sur les équipements scolaires techniques et culturels que les efforts doivent prioritairement porter.

La ville en croissance est donc vue comme un ferment de désordre à la fois spatial et moral. Elle ne crée pas spontanément de vie harmonieuse pour ses habitants. Les auteurs l’affirment d’une formule lapidaire : « Partout, se pose avec urgence, le problème de l’urbanisation »436.

Une des caractéristiques majeures de l’expertise pratiquée par les enquêteurs d’EH et les membres actifs du Comité d’expansion est sans nul doute la capacité à mobiliser les outils d’analyse les plus récents et les plus adéquats pour produire un discours vrai sur la ville et sur la région qu’elle polarise. Pionnières dans leur champ d’investigation, les analyses de Jean Gottmann et de Jean Labasse forment le soubassement théorique des premières études d’aménagement du territoire d’après-guerre à Lyon, tandis que la méthode Lebret en constitue l’armature méthodologique. L’intégration de ces savoirs est rendue possible localement par l’existence d’un milieu d’intellectuels catholiques formés à la géographie et à la sociologie, qu’il soient universitaires comme André Gibert ou Michel Laferrère, ou membres de l’équipe centrale d’EH comme Robert Caillot. Preuve de sa modernité, cette volonté d’élaborer des outils neufs de compréhension s’insère dans les débats qui agitent alors la communauté scientifique, en particulier autour des enjeux de la géographie appliquée.

Il faut enfin souligner que le ralliement à une culture technique qu’incarne EH porte en elle une logique de sécularisation. En se mettant au service d’organismes étatiques, professionnels ou para-professionnels, ce militantisme d’experts fonde sa légitimité sur ses compétences d’enquête et d’analyse, non sur une étiquette confessionnelle. Certes, la ville telle que la conçoivent idéalement les catholiques présente des traits originaux : la relation entre un urbanisme anarchique et le désordre moral, ou la volonté d’inscrire dans l’équipement de la ville les principes d’une « économie humaine ». Mais le terrain de la ville montre que le projet missionnaire d’une « civilisation chrétienne » a laissé très tôt la place, pour plusieurs intellectuels et « gestionnaires du corps social », à une vision moins confessionnelle de l’engagement, dans laquelle le partage des compétences et la prise de conscience de la complexité des logiques spatiales jouent un rôle déterminant.

Notes
429.

Lyon et sa région…, op. cit., p. 240-241.

430.

Ibidem.

431.

Idem, p. 247.

432.

Idem, p. 240.

433.

Lyon et sa région, p. 8.

434.

Idem, p. 247.

435.

Idem, p. 240.

436.

Idem, p. 241.