Il semble nécessaire de s'attarder d'abord sur les objectifs d'un tel recensement afin d’en comprendre la portée : que recherchaient les autorités diocésaines lorsqu'elles ont compté les "messalisants" d'un dimanche ordinaire de mars 1954 ?
L'étude qui va suivre s'articule autour d'une double hypothèse. D’abord, cette enquête n'est pas seulement destinée à quantifier une déchristianisation dont le livre La France, pays de mission ? des abbés Godin et Daniel avait révélé l’acuité quelques années auparavant444. Elle répond à une pluralité d'objectifs, qui témoignent d'un volontarisme des responsables religieux en matière de pastorale urbaine. D'autre part, les buts poursuivis sont en lien avec la croissance urbaine : lieu des masses, la grande ville ne permet plus aux curés de compter eux-mêmes leurs paroissiens. Le recours à l'outillage statistique est devenu nécessaire pour établir un diagnostic fiable sur la vitalité religieuse des populations urbaines.
Il est frappant de constater au préalable que ces objectifs ont été régulièrement et souvent longuement explicités par les enquêteurs. Jean Labbens, le responsable du recensement religieux, est l’auteur d’un bref ouvrage, intitulé Les 99 autres…ou l'Église aussi recense (1954), qui manifeste un réel souci pédagogique pour clarifier les enjeux de l’enquête. La publication de l'ouvrage est certes postérieure de quelques semaines au recensement, et ne peut donc s'entendre comme un moyen d'information au service du bon déroulement des opérations. Elle répond toutefois à une demande des fidèles, notamment ceux qui ont été surpris par la démarche sociologique : « Un communiqué de l'évêque, quelques paroles du curé définissent chaque fois ces objectifs ; mais le temps est mesuré, les explications sont brèves et l'attention des fidèles est surtout retenue par le caractère insolite de l'opération […]. Ceux qui remplissent consciencieusement le bulletin remis le font sans doute par docilité plutôt que dans la conscience claire de l'acte ainsi accompli dans l'Église et pour elle. Il se trouve quelques récalcitrants dont l'étonnement, l'opposition ou le scandale ne tiennent qu'à un manque d'information. Il n'était peut-être pas inutile d'expliquer assez longuement à quoi servent ces "recensements religieux" »445. Parler de « transparence » serait sans doute excessif voire anachronique, car le recensement a été imposé aux diocésains et la question d'une consultation préalable des fidèles ne se posait pas.
Il reste que le fait même d'expliquer la démarche d'un recensement religieux, au-delà d'une volonté évidente de répondre aux critiques, n'est pas inintéressante. On peut la rapprocher de ce que dit Étienne Fouilloux du rôle des « théologiens de service » auprès d'un clergé et de militants éclairés dans la France d'après-guerre : il s'agit de répondre à une demande qui émane de catholiques dont le niveau de formation intellectuelle ne leur permet plus de se satisfaire d’une culture religieuse élémentaire446. Ce phénomène serait particulièrement vrai en ville. Ce thème dépasse largement le cadre thématique et chronologique de notre étude, mais se pose ici toute la question de la réception du message du magistère auprès des masses, qui est devenue un enjeu de première importance pour l'Église dans une société française de plus en plus scolarisée et informée.
Henri Godin et Yvan Daniel, La France pays de mission ?, Paris, Cerf, 1943.
Jean Labbens, Les 99 autres…ou l'Église aussi recense, Lyon, Vitte, 1954, introduction, p. 5-7.
Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II, 1914-1962, coll. « Anthropologiques », Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 205-210.