La première tâche à laquelle s’emploie Jean Labbens pour préparer l’enquête est de circonscrire un périmètre d’action. Il a été rappelé plus haut qu’une enquête de sociologie en milieu rural avait déjà été réalisée dans le diocèse en 1952 et l’on pourrait s’attendre logiquement à ce que l’espace d’enquête choisi pour l’agglomération soit le négatif, sur le territoire diocésain, de cette première consultation. Jean Labbens n’y fait pourtant pas allusion, ni dans sa correspondance avec l’Archevêché, ni dans ses écrits publiés. Il souhaite s’appuyer sur des critères sûrs et l’analyse critique de ces critères occupe plusieurs pages de son ouvrage pédagogique Les 99 autres, car « il n’est pas toujours facile de déterminer les frontières d’une agglomération »464. Les limites du diocèse ne sont pertinentes qu’à la condition que celui-ci soit « essentiellement urbain ». Si ce périmètre a été adopté à Marseille et Paris lors de l’enquête, ce n’est pas celui qui est retenu par Labbens. Sans doute la superficie des communes rurales est-elle dans le cas lyonnais plus importante en proportion.
Le sociologue souhaite surtout utiliser les hypothèses les plus récentes en termes de géographie humaine. Car les limites administratives ne correspondent pas non plus d’après lui à la réalité de l’agglomération. Jean Labbens choisit alors de procéder à un premier découpage qui mobilise « au moins comme hypothèse de départ, les critères proposés par M. Bunle et complétés par M. Chombart de Lauwe : une agglomération urbaine est caractérisée par la densité de sa population, l’accroissement de celle-ci, et d’importants déplacements quotidiens. Une agglomération regroupera donc plusieurs communes dont la population est dense, s’accroît, et se déplace notablement vers le centre urbain ou sa banlieue pour se rendre au travail »465. Le démographe Henri Bunle (1884-1986) est un des pionniers de la statistique nationale en France. En poste au ministère de l’Armement de 1915 à 1918, il travaille à la mise en place d’une administration de guerre planificatrice aux côtés du mathématicien Émile Borel et des sociologues Maurice Halbwachs et François Simiand. Dans l’entre-deux-guerres et jusqu’en 1941, date de création du Service National de Statistique (SNS) précurseur de l’INSEE fondé en 1946, il anime la « Direction régionale » d’Alsace, seul service de statistique publique de la République. Concernant le second, Jean Labbens renvoie en notes à l’ouvrage Paris et l’agglomération parisienne publié en 1952. Le sociologue signale également que cette définition de l’agglomération est celle qu’a adoptée le Groupement régional d’urbanisme créé en 1938466. D’après ce conseil d’experts, l’agglomération réunirait cinquante-six communes des départements du Rhône, de l’Ain et de l’Isère. Mais Jean Labbens ne se satisfait pas de ce découpage, qui réunirait une population trop importante sur un territoire lui-même trop étendu467.
Son idée consiste alors à utiliser une autre étude, réalisée par l’INSEE entre 1950 et 1952, sur les « déplacements journaliers de population dans l’agglomération lyonnaise »468, qui a le mérite à ses yeux de mettre en évidence un « noyau attractif » d’une dizaine de communes. « À y regarder de plus près », écrit Jean Labbens, « on s’aperçoit en effet qu’il existe dans l’agglomération un noyau "attractif" constitué par un nombre plus limité de communes généralement très voisines où se concentrent les industries, qui appellent de la main d’œuvre, sans guère en envoyer vers les communes de la grande banlieue. À l’intérieur de ce "noyau attractif", on peut aussi distinguer des "centres d’attraction secondaires" qui exercent une influence sur un territoire assez nettement déterminé, envoient peu de main d’œuvre au centre principal et n’en reçoivent guère de lui »469. Le critère retenu est donc essentiellement celui des flux quotidiens entre lieu d’habitation et lieu de travail.
Ce choix est confirmé par une lettre de Jean Labbens dans laquelle il explique au vicaire général qu’en vue de délimiter avec précision le territoire de l’enquête, il a « consulté les statistiques relatives aux déplacements journaliers de population qui dénotent la zone sur laquelle le centre Lyon-Villeurbanne et les autres communes industrielles du proche voisinage exercent presque souverainement leur attraction »470. À cette lettre sont joints deux documents particulièrement éloquents : un tableau statistique manuscrit à double entrée des migrations quotidiennes de travailleurs selon leur lieu d’habitation et leur lieu de travail, et un croquis - également manuscrit - représentant le polygone des communes retenues pour l’enquête (fig. 5)471. Chacune de ces communes, à l’exception de celle de Lyon, est représentée par un point, l’ensemble des segments reliant ces points deux à deux formant l’espace urbain retenu pour l’étude.
Concrètement, le recensement religieux de 1954 porte sur vingt-trois communes. Douze communes exercent une attraction significative en termes de main d’œuvre (plus de 500 travailleurs) : Lyon, Villeurbanne, Bron, Décines, Vaulx-en-Velin, Caluire, Saint-Rambert, Oullins, La Mulatière, Pierre-Bénite, Saint-Fons et Vénissieux ; onze autres dessinent une ceinture de petites villes autour du « noyau attractif » : Saint-Genis-Laval, Chaponost, Craponne, Tassin, Charbonnières, Écully, Saint-Didier-au-Mont-d’Or, Fontaines-sur-Saône, Sathonay, Rillieux, Crépieux. Ces communes sont situées dans trois départements (Rhône, Isère, Ain) et trois diocèses (Lyon, Grenoble et Belley)473. Quatre-vingt-sept paroisses ont été soumises au recensement religieux, soit au total 352 églises et chapelles474.
Le découpage ecclésiastique est par conséquent écarté au profit de réalités profanes jugées plus significatives. C’est un critère à la fois démographique et économique qui est privilégié. Il n’est pas inintéressant de rappeler à ce propos que Jean Labbens figurera parmi les membres de la commission « Main d’œuvre et emploi » du Comité d’expansion et d’aménagement de la région lyonnaise en mars 1957475. Est délibérément choisie la mesure d’une zone d’influence, synonyme ici de l’expression « bassin industriel », et matérialisée par des flux. La cartographie de cette mobilité dessine donc le territoire de l’enquête, alors même que le recensement visé porte sur des déplacements a priori très limités en distance (se rendre de son domicile à l’église), circonscrits dans un espace de faible superficie (la paroisse) et sans rapport avec la vie professionnelle et économique. Comment dès lors organiser l’enquête pour que cet espace devienne matériellement le terrain de l’étude ?
Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., p. 39-44.
Idem, p. 40.
Il précise en outre la référence de sa source : Journal officiel du 8 novembre 1938.
Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., p. 41.
INSEE [Direction Régionale], Bulletin régional de statistique, 2ème et 3ème trimestres 1952, p. 20 et suivantes.
Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., p. 41.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens au vicaire général (vraisemblablement Mgr Claude Dupuy), 17 décembre 1953.
Le croquis a pour titre : « Territoire suggéré de l’enquête, établi d’après les statistiques portant sur les migrations lieu de domicile - lieu de travail ».
Source : AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, annexe jointe à la lettre de Jean Labbens à Mgr Claude Dupuy, 17 décembre 1953.
Les paroisses relevant du diocèse de Grenoble sont celles de Villeurbanne et de Décines ; celles relevant du diocèse de Belley sont Crépieux-la-Pape, Rillieux et Sathonay.
Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 20 mai 1955 ; Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., p. 11.
Voir chapitre 3.