3. Les modèles parisien et marseillais

Les influences les plus nettes et les plus explicites sur le recensement lyonnais viennent cependant des autres métropoles françaises, Paris et surtout Marseille. Dans Les 99 autres…, Jean Labbens reconnaît dès l’introduction ce que Lyon doit à ces deux enquêtes : « L'expérience de Lyon, qui sert de cadre à cet ouvrage, n'est pas unique ni originale ; elle recoupe celle de Marseille et de Paris. […] Les responsables lyonnais sont heureux d'avoir cette occasion de manifester leur dette envers Mgr Gros et Mgr Lecordier [pour Le Cordier] »517. Dans les diocèses de Paris et de Versailles, le recensement religieux a lieu une semaine seulement avant celui de Lyon, le 14 mars 1954518. Les Lyonnais ne peuvent donc pas profiter du recul qu’auraient acquis les enquêteurs parisiens. Mais Jean Labbens a rencontré par deux fois au moins Mgr Le Cordier à Paris en décembre 1953 pour évoquer avec lui l’élaboration du questionnaire d’enquête et l’organisation pratique du recensement519. Jacques Le Cordier occupe alors la charge de directeur des Œuvres diocésaines dans le diocèse de Paris (depuis 1935)520.

Mais c’est avec Monseigneur Gros, vicaire général dans le diocèse de Marseille, que les échanges ont été les plus nourris521. Jean Labbens le rencontre à la mi-janvier 1954. Cette visite s’est révélée « extrêmement utile pour l’organisation de l’enquête »522. C’est en effet la première fois qu’un recensement religieux est mené non plus seulement à l’échelle d’une paroisse ou d’un quartier, mais à l’échelle d’une grande agglomération. Cette rencontre à Marseille coïncide avec la publication aux Éditions ouvrières des résultats commentés de l’enquête marseillaise, que Jean Labbens et Mgr Dupuy recommandent aux curés lyonnais523. Jean Labbens a pu emporter avec lui à Lyon l’ensemble des circulaires qui avaient été éditées pour le recensement marseillais, ce qui témoigne donc d’une filiation directe entre les deux recensements524.

Mgr Gros attire plus particulièrement l’attention des responsables lyonnais sur deux difficultés dans l’organisation de l’enquête. La première contrainte porte sur l’élaboration du bulletin de recensement : « Je lui ai dit [à Jean Labbens] ce que je pouvais sur notre expérience et je me suis même permis de le mettre en garde contre une fiche trop compliquée, au moins pour des Marseillais, non seulement parce qu’elle est plus délicate à remplir par des gens très peu cultivés et risque de donner des résultats incomplets à force d’en vouloir trop avoir, mais aussi parce qu’elle augmente nécessairement les dépenses, autant d’imprimerie que d’opérations de dépouillement. Je souhaite avoir tort et être tropprudent »525. La chasse à l’erreur et le problème du niveau scolaire des pratiquants, déjà évoqués par les enquêteurs stéphanois, sont ici de nouveau au cœur des débats. La recherche de simplicité est une garantie de la fiabilité des résultats, mais elle s’effectue alors au détriment de la richesse de l’information. Les propos de Mgr Gros renvoient en outre à un autre enjeu, celui de la responsabilité des laïcs dans une tâche d’Église. Du point de vue de la hiérarchie catholique, la question se pose pratiquement en ces termes : peut-on raisonnablement faire confiance aux personnes présentes pour se compter et, par là même, quel degré de liberté est-il laissé dans la formulation des réponses ? Si l’importance des populations des paroisses urbaines interdit tout dénombrement de visu par le curé, il n’en demeure pas moins que la tâche et la capacité des paroissiens à se définir eux-mêmes en répondant à des questions - même fermées - est un sujet d’inquiétude pour les responsables des recensements religieux. Les résultats seront moins l’image sociologique objective de la paroisse à un moment donné que l’expression de ce que les fidèles disent d’eux-mêmes, consciemment ou non526.

L’autre problème soulevé par le vicaire général marseillais est celui de l’éventuelle contribution financière demandée aux paroisses participantes pour couvrir les frais du recensement. Il suggère en effet le paiement d’une cote-part proportionnelle au nombre de fidèles recensés ou aux capacités financières des paroisses. Ce principe d’une contribution par pratiquant, pour tous les lieux de culte et en incluant les membres du clergé régulier et séculier, avait déjà été envisagé par Jean Labbens, à hauteur de dix francs par tête dans le cas du budget du recensement le plus favorable. À ses yeux, cette participation est légitime car les paroisses ont tout intérêt à posséder des résultats précis les concernant : l’action pastorale peut gagner en efficacité527.

Il reste que les curés ne se rangent pas toujours à cet avis. Mgr Gros met en garde les responsables lyonnais sur cette délicate question qui peut avoir pour conséquence de fausser les résultats, dans le cas où des prêtres minimisent le nombre de fidèles présents. D’après Labbens, l’idée d’une contribution financière par pratiquant a été acceptée sans difficulté particulière lorsqu’elle a été énoncée dans les diverses réunions qui ont jalonné la préparation du recensement528. Aussi s’étonne-t-il que l’équipe sacerdotale de Sainte-Marie-de-la Guillotière lui signifie ne pas avoir été informée de cette participation529. Quelques semaines après le recensement, il est difficile d’obtenir des curés les sommes dues. Ainsi, le virement postal qu’effectue le curé de Bron à l’Archevêché ne correspond pas aux chiffres du recensement : ce n’est pas 3 500 francs que la paroisse doit donner, mais 9 870 francs !530 De même pour la paroisse de Cuire : un manque à gagner de près de 3 500 francs est signalé à la fin du mois d’avril 1954531. Dans ce dernier cas, le curé Belmont explique ne pas se reconnaître responsable des lieux de culte - il s’agit probablement des chapelles dépendant de maisons religieuses - qui ne lui auraient pas remis spontanément les sommes dues, un argument que conteste l’Archevêché532. Le vicaire général marseillais n’a d’ailleurs lui-même pas pris ce risque, en choisissant de financer le recensement grâce au reliquat d’une souscription particulièrement réussie pour la sonorisation de la cathédrale !533

Notes
517.

Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., p. 7-8.

518.

Voir en particulier Fernand Boulard, Premiers itinéraires…, op. cit., p. 61-66.

519.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens à Mgr Claude Dupuy, 28 décembre 1953. Les archives diocésaines de Lyon conservent également un exemplaire vierge du bulletin qui fut utilisé à Paris lors du recensement religieux, en 11.II.126, dossier « pratique dominicale », 1954.

520.

Né à Paris le 8 mars 1904, Jacques Le Cordier est ordonné le 29 juin 1928 dans le diocèse de Paris. Il est alors nommé vicaire dans la paroisse de Saint-Ferdinand-des-Ternes, puis professeur au séminaire d’Issy-les-Moulineaux en 1931. Il devient évêque auxiliaire de Paris en juin 1956. En octobre 1966, il est choisi comme premier évêque du nouveau diocèse de Saint-Denis-en-France, charge qu’il occupe jusqu’en 1978. Jacques Le Cordier a aussi assumé plusieurs responsabilités dans l’Église au niveau national. Il a longtemps fait partie de la Commission épiscopale de la Liturgie et, jusqu’en 1978, du Comité épiscopal de la Mission de France. Il a en outre assumé la fonction de sous-secrétaire au Concile Vatican II. En 1978, il a été nommé doyen du Chapitre de Notre-Dame de Paris. Il est décédé le 17 février 2003 (source : www.cef.fr).

521.

Mgr Lucien Gros, né en 1895 à Marseille, a été ordonné prêtre en 1923. Directeur des Œuvres puis vicaire général, il fait partie du Conseil archiépiscopal jusqu’à son départ en retraite en 1971. Il est décédé en 1988. Il a laissé un récit autobiographique de son ministère (Souvenirs de mon sacerdoce, Publications du service des Archives diocésaines de Marseille, 1997).

522.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens à Mgr Claude Dupuy du 14 janvier 1954 complétée le 18 janvier.

523.

Lucien Gros, La pratique religieuse dans le diocèse de Marseille, Paris, Éditions ouvrières, 1954. (AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens et Mgr Claude Dupuy aux curés, 19 janvier 1954.)

524.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens à Mgr Claude Dupuy, 31 janvier 1954.

525.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Mgr Lucien Gros à Mgr Claude Dupuy, 21 janvier 1954.

526.

On peut également suggérer, dans des perspectives tirées de la philosophie de Michel Foucault, l’hypothèse théorique selon laquelle l’enquête religieuse est un des prolongements de la technique de l’aveu. Voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t.1 : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, en particulier p. 76-94.

527.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens à Mgr Claude Dupuy, 24 janvier 1954.

528.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Mgr Claude Dupuy (rédigée par Jean Labbens) à l’abbé de Cuire A. Belmont, 26 avril 1954.

529.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens à Mgr Claude Dupuy, 14 janvier 1954.

530.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Mgr Claude Dupuy (rédigée par Jean Labbens) l’abbé de Bron J.B. Barnier, 26 avril 1954.

531.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Mgr Claude Dupuy (rédigée par Jean Labbens) à l’abbé de Cuire A. Belmont, 26 avril 1954.

532.

Voir supra la décision de placer les lieux de culte des maisons religieuses sous la tutelle des équipes paroissiales.

533.

« Il m’est difficile de juger les réactions des curés lyonnais. À Marseille je n’aurais pas osé demander avant l’opération de peur de la compromettre dans certaines paroisses » (AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Mgr Gros à Mgr Claude Dupuy, 21 janvier 1954).