2. Choisir un dimanche « le plus ordinaire possible »

Comment choisir le dimanche du recensement, pour qu’il soit représentatif d’une pratique ordinaire ? À la mi-janvier 1954, la date n’est pas encore définitivement arrêtée. Le choix est soumis à quelques contraintes qui permettent de resserrer l’éventail des dates disponibles. Ces impératifs montrent à quel point le choix du calendrier fait l’objet d’une attention toute particulière et limitent fortement la « fenêtre » disponible : « La question se pose de savoir si un tel dimanche peut être représentatif de la pratique dominicale. Il faut réunir tant de conditions favorables qu’on ne trouvera chaque année que deux ou trois dimanches propices, au maximum »542. L’enquête ne doit pas être trop éloignée du recensement civil de mai 1954 pour établir des corrélations avec des chiffres fiables. De plus, Jean Labbens aimerait proposer les résultats de l’enquête avant la rentrée des classes et des catéchismes en octobre, afin que les prêtres informés de ces résultats puissent ajuster leur pastorale dès le début de la nouvelle année scolaire543. Enfin, le mois de mars paraît propice pour des raisons à la fois climatiques et touristiques. Pour Jean Labbens, ce sont ces motifs qui expliquent que les recensements religieux de Marseille et Paris se soient tenus au printemps : la température assez clémente limite les absences aux offices pour cause de maladie et cette période d’intersaison est encore peu favorable à des vacances ou des fins de semaine à la campagne544. Le 14 mars semble un temps convenir à l’Archevêché et aux services de l’INSEE, mais la prudence reste de mise pour éviter toute modification substantielle de l’affluence habituelle. La consigne passée aux curés de l’agglomération est stricte : « Ne pas organiser durant les quatre dimanches de mars de manifestation susceptible d’amener dans les églises une assistance plus importante ou plus réduite qu’il ne serait normal »545.

Dans une agglomération, la recherche de la banalité pose en particulier de redoutables problèmes. La grande ville a ses spécificités qui agissent comme des contraintes supplémentaires. En effet, elle est le lieu d’un grand nombre d’événements. D’ordre religieux, comme les processions ou les fêtes patronales, ceux-ci peuvent certes être interdits par l’autorité épiscopale certains dimanches afin de conserver le caractère ordinaire de l’assistance à la messe le jour du recensement. Mais il est des événements que l’archevêque ne peut contrôler : « une foire, une exposition, un match de football dans la ville ou auquel participe une équipe locale… peuvent suffire à écarter tel ou tel dimanche »546. La traque de l’ordinaire est rendue plus difficile en ville. Le rythme de la vie urbaine est soumis en permanence à des aléas que les autorités, civiles comme religieuses, ne peuvent maîtriser tout à fait. Et pour l’Église, la grande ville a ceci d’inconfortable et de déstabilisant que la temporalité qu’elle impose (horaires des offices, fêtes religieuses) est concurrencée par des sollicitations venues de la sphère sociale, économique ou culturelle particulièrement active et développée en ville.

Le problème se pose également de préserver le caractère ordinaire du dimanche retenu. Contrairement à la consultation religieuse stéphanoise annoncée plusieurs dimanches auparavant aux curés et aux fidèles, le recensement lyonnais repose sur une stratégie du secret. L’enquête sur la pratique n’est annoncée aux paroissiens que le jour même. Discrétion et diffusion de l’information à un nombre très limité de responsables caractérisent donc la préparation547.

Interpréter ces discussions sur la date et sur les aléas de la vie urbaine comme une crispation des autorités ecclésiastiques serait réducteur. Une autre analyse est possible. Si les débats sont si vifs autour de ces questions, c’est qu’elles constituent un enjeu déterminant pour ces responsables. Ils ont le sentiment de participer à l’élaboration d’une vérité sur l’identité sociale de la communauté catholique. Aussi l’enquête est-elle pensée sur un mode très exigeant : elle doit nécessairement constituer le reflet exact de la réalité, sans quoi l’entreprise sociologique perd toute sa légitimité. Là où l’historien du catholicisme ne retient que la démarche - la signification de l’enquête en tant que pratique - les acteurs l’entendent tout autrement : l’enquête doit produire des faits, qui serviront de données pour toutes les études ultérieures. Il en va aussi et surtout de la validité des conclusions en termes d’apostolat. Ce « passage à l’acte » collectif est le moment d’un enregistrement de la pratique religieuse. Il sera la référence de tout discours sociologique sur la population urbaine catholique locale. L’agglomération lyonnaise en termes de vitalité religieuse sera ce qu’en écrivent (ou cochent !) les paroissiens à ce moment précis. Il s’agit donc pour l’équipe de Jean Labbens de créer une origine, un point de référence à partir duquel et autour duquel vont se tisser des discours, des commentaires de chiffres et des commentaires de ces commentaires.

Notes
542.

Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., p. 48.

543.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens à Mgr Claude Dupuy, 28 décembre 1954 ; Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., p. 6.

544.

Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., p. 45.

545.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens et Mgr Claude Dupuy aux curés de l’agglomération lyonnaise concernés par le recensement religieux, 19 janvier 1954.

546.

Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., note p. 45.

547.

« À propos du recensement de la pratique religieuse à Lyon », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 12 février 1954.