B. La réception différenciée du recensement

À lire les comptes-rendus de la Semaine religieuse, le recensement n’aurait pas suscité de résistances fortes parmi les catholiques lyonnais. Selon Jean Labbens, les prêtres de l’agglomération sont plutôt favorables à la sociologie religieuse, à condition que celle-ci apporte une valeur ajoutée à leur ministère quotidien : « Je crois que MM. les curés, dans leur ensemble, souhaitent vivement que le recensement ne constitue qu’une première étape »551. Le sociologue cite le cas de l’équipe sacerdotale de la nouvelle paroisse de Sainte-Marie-de-la-Guillotière s’enthousiasmant pour cette enquête552.

Au total, Jean Labbens estime à 2 % le nombre de pratiquants ayant refusé de remplir leur bulletin. Ce chiffre est à prendre avec précaution. D’une part parce qu’il émane des autorités religieuses, soucieuses de minimiser les oppositions. D’autre part parce qu’il est surtout représentatif de cas extrêmes, où le mécontentement est tel qu’il va jusqu’à l’abstention. On peut imaginer cependant que de nombreux Lyonnais ont rempli leur bulletin, alors qu’ils étaient méfiants ou hostiles à une telle enquête. Ajoutons que le chiffre de 2 % n’est pas si faible au regard de l’importance numérique de la population recensée : il représente environ 2 500 personnes553. Est-il possible de savoir qui sont ces récalcitrants et pour quels motifs ils se sont opposés à l’enquête ?

Jean Labbens cite plusieurs pratiquants qui craignent une bureaucratisation de l’Église. « J'ai bien peur », explique un paroissien, « que l'Église ne perde en prestige ce qu'elle gagne en paperasse » ; ou encore : « L'Église n'est pas une mairie »554. Si la communauté des croyants en vient à utiliser les mêmes procédés que les banques, les compagnies d’assurances ou les organismes publics dans la collecte d’informations, elle perd tout sens de la foi et toute raison d’être spirituelle. Pire : c’est remettre en cause le mystère de la foi que de vouloir connaître orgueilleusement ce qui anime les fidèles en leur for intérieur. Réduire ainsi la part du divin et du surnaturel revient en outre, sur le plan ecclésiologique, à substituer le laïc au prêtre : « Le Saint-Esprit refuse-t-il ses lumières à son épouse la Sainte Église pour que son clergé soit astreint à des enquêtes de vulgaires pékins ? », raille un paroissien555. Jean Labbens, directement visé, rappelle que la sociologie religieuse n’a jamais prétendu connaître la foi des individus, ou même seulement l’identité de ces individus (les enquêtes étant anonymes), mais seulement évaluer des masses du point de vue de leur seule pratique religieuse, pour les soumettre à l’analyse statistique.

Sur ce point, le cas lyonnais illustre parfaitement les débats alors très vifs sur la légitimité de la sociologie religieuse dans les milieux d’Église. Quelques mois avant le recensement lyonnais, le pape Pie XII a admis que « les progrès de la sociologie sont fructueusement utilisés dans les domaines où ses données sont valables »556, mais le chanoine Boulard est de ceux qui insistent sur les nécessaires limites de telles enquêtes : la grâce et la foi constituent des lieux irréductibles à toute analyse rationnelle en dehors de la théologie. L’enquête religieuse est également perçue par certains membres du clergé comme une entreprise de démoralisation. Elle remet directement en cause la qualité des curés en cas de résultats insatisfaisants557. Étienne Fouilloux évoque une « position moyenne » des milieux romains pour la période qui précède l’enquête lyonnaise (1951-1953) : à condition qu’elle reste subordonnée aux tâches d’apostolat qu’elle contribue à rendre plus efficace, la sociologie a un droit de cité dans l’Église558.

Les résistances à l’enquête s’expliquent également par le refus d’une ingérence dans les affaires paroissiales. Sous couvert de bonnes intentions, le père de Galard, curé de la vieille paroisse Saint-Pothin dans le quartier des Brotteaux, semble avoir ébruité le projet de recensement dès le début du mois de janvier 1954 et souhaiterait influencer l’Archevêché sur la date de l’enquête559. Le cas de la Ligue féminine d’Action catholique (LFAC) est également l’objet de l’attention du secrétariat général. Cette organisation - qui deviendra quelques mois plus tard en 1955 l’Action catholique générale féminine (ACGF) - s’est montrée hostile « au début de l’enquête à Saint-Pothin ». La date du document (fin du mois de janvier 1954) excluant l’enquête du 21 mars, il s’agit sans doute d’une allusion au travail de sociologie religieuse qu’a entamé le père Émile Pin dans cette paroisse, en vue d’établir une corrélation entre la pratique religieuse et l’appartenance à une classe sociale560. Pour éviter une nouvelle opposition de leur part, Jean Labbens suggère à Mgr Dupuy de leur adresser une lettre particulière rappelant les enjeux de l’enquête, de les inclure dans les opérations du 21 mars et d’en recruter quelques-unes pour la codification561. Le curé de Saint-Paul (5ème arrondissement) s’oppose quant à lui de façon catégorique à l’exécution du recensement dans sa paroisse. Jean Labbens demande à Mgr Dupuy d’intervenir personnellement pour convaincre le récalcitrant562.

Le troisième motif d’opposition est le fait de catholiques plus libéraux, qui voient dans ce recensement un moyen subtil et non avoué de l’Église diocésaine de contrôler les communautés. Perçue comme une véritable « inquisition »563, l’enquête est entendue comme une entreprise cléricale qui n’avoue pas ses véritables buts. « Ce questionnaire n'est pas anonyme ; il faut avoir le courage de le dire » écrit un pratiquant. Un autre proteste en épinglant simplement sa carte de visite sur le bulletin564. Même si les responsables du recensement ont pris des précautions pour éviter les occasions de scandale concernant la vie privée des paroissiens565, l’enquête est perçue comme une entrave aux libertés, notamment de culte et de circulation. Enfin, placer les maisons religieuses sous le contrôle et la responsabilité financière des équipes paroissiales pour le recensement a pu être vécu par le clergé séculier urbain comme une ingérence indélicate et mal venue566.

En neutralisant par avance ces oppositions potentielles, le recensement semble s’être déroulé sans trop de difficultés si l’on en croit la Semaine religieuse : « Ce recensement s'est déroulé le dimanche 21 mars dans d' excellentes conditions, grâce à la compréhension de l'ensemble du clergé, au dévouement des responsables d'archiprêtrés, des équipes paroissiales, à la compréhension de la presque totalité des fidèles, et surtout grâce à la précision et au dévouement de l'équipe dirigeante entraînée par un secrétaire général compétent : M. Jean Labbens. Un fait dit clairement le sérieux avec lequel l'opération a été menée dans chaque paroisse : les équipes de secours prévues par le secrétariat général n'ont pas eu à intervenir. Les bulletins ont, en général, été remplis correctement […] »567. Plus objectivement, la mention de bonnes volontés pour aider au dépouillement apparaît dans certains documents, ce qui témoigne d’un accueil favorable. C’est le cas par exemple d’une équipe de militaires retraités autour du général Ract-Madoux (que Jean Labbens orthographie « Ract-Amadou »), vice-président des conférences de Saint-Vincent-de-Paul568.

Durant plusieurs mois, l’enquête est dépouillée et analysée. Qu’a-t-elle révélé de la ville aux sociologues et aux autorités diocésaines ?

Notes
551.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens à Mgr Claude Dupuy, 24 janvier 1954.

552.

« J’ai pu constater qu’il existait dans le clergé paroissial de Sainte-Marie le grand désir que cette enquête soit le point de départ de travaux plus poussés de sociologie religieuse sur la paroisse. Je crois que ce désir se retrouve aussi dans d’autres paroisses » (AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens à Mgr Claude Dupuy, 14 janvier 1954).

553.

Ce chiffre a été obtenu à l’aide des résultats donnés par la Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 20 mai 1955 qui parle de 131 597 personnes recensées (en éliminant les bulletins blancs dont le nombre n’est pas précisé). Ces 131 597 personnes représenteraient donc 98 % des personnes présentes dans les lieux de culte le 21 mars.

554.

Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., p. 12-14.

555.

Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., p. 12-14.

556.

« Allocution du 16 janvier 1953 aux nouveaux cardinaux français » par Pie XII, La Documentation catholique, 25 janvier 1953, col. 94.

557.

Voir Dominique Julia, « Un passeur de frontières. Gabriel Le Bras et l'enquête sur la pratique religieuse en France », Revue d’Histoire de l’Église de France, t. 92, 2006, p. 381-413, en particulier p. 397-400.

558.

Étienne Fouilloux, « Courants de pensée, piété, apostolat… », op. cit., p. 129-130.

559.

D’après le père de Galard, la tenue à Saint-Pothin de l’assemblée générale de la Société de Saint-Vincent-de-Paul pourrait coïncider avec l’enquête et risquerait d’en fausser les résultats : « Comme président, je m’en suis ouvert à notre très aimé pasteur, Monsieur le Curé de Galard qui, très volontiers, accueillerait nos confrères de Lyon, mais, sous le sceau du secret, il m’a élevé une petite objection, et m’a prié de m’en ouvrir auprès devous » [suit l’allusion au recensement prévu en février ou mars] (AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Louis Arthaud, président de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul de Saint-Pothin à Mgr Lacroix, directeur des Œuvres diocésaines, 6 janvier 1954).

560.

Émile Pin, Pratique religieuse et classes sociales dans une paroisse urbaine, Saint-Pothin à Lyon, Paris, Spes, 1956.

561.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens à Mgr Claude Dupuy, 31 janvier 1954.

562.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens à Mgr Claude Dupuy, 29 janvier 1954.

563.

Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., p. 13.

564.

Idem.

565.

« Afin d’éviter toute occasion de scandale, le cas des divorcés n’a pas été prévu à la question 3 [du bulletin]. Il serait intéressant de savoir combien de divorcés assistent à la messe dominicale et dans quels milieux ils se répartissent. Mais il n’existe, aux yeux de l’Église, que trois états par rapport au mariage et on ne pouvait guère s’attendre à des réponses franches si l’on prévoyait un quatrième état, caractérisé par le divorce. Par contre, on pouvait s’attendre à bien du bruit et peut-être même à des réels et profonds scandales, au sens théologique du terme » (Jean Labbens, Les 99 autres…, op. cit., note p. 77).

566.

Sans que des sources viennent cependant le confirmer.

567.

« Le recensement de la pratique religieuse dans l'agglomération lyonnaise », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 2 avril 1954.

568.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.126, lettre de Jean Labbens à Mgr Claude Dupuy, 29 janvier 1954.