3. Une demande récurrente

Le rattachement de 1954 est l’aboutissement d’une série de demandes adressées aux deux évêques depuis le début du XXème siècle au moins. Deux laïcs, le Villeurbannais Jean Beaumont et le Lyonnais Jean Boissier617 tentent à trois reprises d’attirer l’attention sur cette question des limites spatiales entre les deux diocèses. Leur requête intervient par deux fois à un moment jugé propice : lors de la vacance du siège épiscopal de Grenoble en 1911 à la mort de Mgr Henry et en 1917 lorsque Mgr Maurin est promu archevêque de Lyon. En 1931 un dossier constitué par les deux notables est directement envoyé à la Nonciature pour demander le rattachement.

Mgr Caillot répond point par point à l’argumentaire de ce « rapport Beaumont » pour conclure que ce démembrement n’a aucune raison valable d’être réalisé618. Les explications données par l’évêque de Grenoble sont intéressantes à double titre : elles font d’une part émerger dans la documentation les représentations de la ville par la hiérarchie catholique avant-guerre ; d’autre part, Mgr Caillot mettra en cause sa propre réfutation en 1954 pour justifier auprès de Rome le rattachement.

En 1932 en effet, Mgr Caillot écarte toute idée d’annexion. À ses yeux, la non-superposition des limites départementales et ecclésiastiques n’est pas une anomalie qui crée des complications pour l’état civil, car d’autres diocèses connaissent sans problème apparent le même type de fonctionnement. Le silence de Rome sur cette question justifie à lui seul, pour Mgr Caillot, que « les raisons au point de vue civil […] ne le sont pas au point de vue spirituel ». L’existence au sein d’une même agglomération de deux catéchismes différents et surtout de deux rites différents, romain et lyonnais, ne porte aucun préjudice à la vie religieuse des deux diocèses. Quant à l’annexion de la commune de Villeurbanne par la ville de Lyon - présentée par Beaumont comme imminente -, Mgr Caillot la juge peu probable du fait de l’autonomie municipale revendiquée par Villeurbanne.

Ces raisons ne sont de toute façon pas jugées « sérieuses » par l’évêque de Grenoble, qui préfère s’appesantir sur l’argument principal développé par Beaumont : le rattachement permettrait à la charité lyonnaise, forte de nombreuses œuvres, de se diffuser vers les paroisses de Villeurbanne. Celles-ci, d’après Beaumont, manqueraient de « service religieux » du fait de la trop grande distance par rapport à Grenoble. Mgr Caillot démontre que cet argument ne tient pas, en énumérant toutes les actions pastorales entreprises dans l’archiprêtré en vue du « bien des âmes » : construction de « centres religieux » (La-Sainte-Famille dans le quartier de Croix-Luizet, Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus, La Poudrette, Saint-Curé-d’Ars et La Ferrandière à Villeurbanne, Parilly à Vénissieux, Les Clochettes à Saint-Fons) ; nomination de vicaires supplémentaires, comme à Bron ; ouverture d’écoles libres ou renforcement de patronages comme à Vaulx-en-Velin. D’autre part, les ventes et les sermons de charité s’effectuent à la fois à Villeurbanne et à Lyon, ce qui n’est donc, « en définitive, qu’un échange de bons procédés et non pas une aumône que Lyon fait à Villeurbanne ». Enfin, d’après Mgr Caillot, la Ligue dauphinoise d’Action catholique est particulièrement active à Villeurbanne. Pour l’évêque de Grenoble, Beaumont doit donc laisser le soin aux autorités compétentes de régler cette question, au lieu de « passer par-dessus la tête des deux évêques intéressés ».

En 1954 pourtant, l’argumentaire du « rapport Beaumont » est fortement mis à contribution dans la supplique adressée à Rome par les deux évêques. Pour obtenir l’approbation de la Consistoriale, deux types de motifs sont distingués, ce qui permet stratégiquement sur les conseils du chanoine Bride de reléguer en cause secondaire « toute considération purement humaine […], n’ayant en vue que le bien des âmes »619. Parmi les « motifs canoniques du démembrement », figure en première position la distance entre cet espace densément peuplé (environ 150 000 âmes) et la ville épiscopale de Grenoble (plus de 120 km) qui ne permet donc pas à l’évêque de Grenoble d’observer le canon 336 concernant la vigilance pastorale. Cet aveu minimise les efforts d’équipement religieux rappelés par Mgr Caillot une vingtaine d’années auparavant. Par ailleurs, les « motifs de convenance », d’ordre historique, géographique, administratif et liturgique, sont ceux qu’évoquait le rapport Beaumont620.

Ce qui paraissait infondé en 1932 l’est donc beaucoup moins en 1954. Comment expliquer ce renversement dans la politique territoriale de l’évêque de Grenoble ? Le rattachement est sans doute la traduction spatiale d’une réorientation qui s’est jouée ailleurs, sur le plan pastoral mais également sur les plans démographique et spatial.

Notes
617.

Jean Beaumont est bijoutier à Lyon mais membre du conseil paroissial de Saint-Julien-de-Cusset à Villeurbanne. Jean Boissier habite rue de la République à Lyon.

618.

Archives du diocèse de Grenoble, dossier « 1911 et 1932 », « Réponse au rapport de M. Beaumont à la Nonciature daté du 15 décembre 1931 et transmis par la Nonciature le 24 février 1932 ». L’ensemble de l’analyse de ce paragraphe s’appuie sur ce document.

619.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, « supplique à adresser à Rome pour solliciter le rattachement » jointe à la lettre du vicaire général Tanchot au cardinal Gerlier, 15 septembre 1954.

620.

Idem.