Ce qui précède appelle une analyse plus fine du positionnement de l’autorité diocésaine sur la question de la ville. Lors de la question du rattachement, la ville apparaît comme un espace et non pas seulement comme la somme de milieux de vie juxtaposés. Le problème des limites oblige à poser le problème en termes géographiques et non seulement sociologiques, alors même que c’est l’émergence d’une sociologie qui permet de penser la ville de façon globale, en termes d’agglomération, et non uniquement en termes de « monde ouvrier » ou de « milieu ouvrier ». Bien que la segmentation socio-culturelle de la société française telle qu’elle est transcrite dans l’Action catholique spécialisée soit encore bien réelle au début des années 1950, une autre échelle d’analyse, celle de la ville, vient s’ajouter à cette approche par milieux sociaux. L’Essai de sociologie religieuse préparatoire à la Mission de Grenoble est révélateur de ce point de vue : l’étude s’articule autour de grands thèmes qui ne font pas apparaître une problématique spécifiquement ouvrière646.
D’autre part, le rattachement montre que les perceptions spatiales ont changé. Dans l’entre-deux-guerres, la ville de Villeurbanne n’est pas au centre des préoccupations. Pour Mgr Caillot, elle n’apparaît pas comme une zone de confins, mais comme un archiprêtré comme un autre, éloigné certes, mais qui fait partie du diocèse. La condamnation sans appel du « rapport Beaumont » ne retient pas l’évidence d’une continuité urbaine avec Lyon. En 1954, l’appartenance à la ville apparaît, non pas plus légitime, mais au moins tout aussi réelle et objective que l’appartenance à un diocèse. Il y a là, semble-t-il, la reconnaissance au moins implicite d’une communauté d’intérêts, d’une vie partagée dans un même espace vécu, voire d’une identité : la ville est perçue comme un territoire. Les autorités religieuses prennent acte, même si les raisons évoquées ne le font pas apparaître explicitement, d’une réalité urbaine. Ce sentiment d’appartenance à l’agglomération lyonnaise est d’ailleurs présent chez les prêtres villeurbannais qui expriment de façon unanime leur désir de voir se réaliser le rattachement647.
L’épisode du rattachement de Villeurbanne au diocèse de Lyon comme celui du recensement de la pratique dominicale ne sont pas à surestimer. Ils constituent des événements de portée locale, au mieux régionale. Ceci est particulièrement vrai du rattachement villeurbannais : si dans la première moitié du XXème siècle, des résistances notamment épiscopales, ont pu retarder cette annexion, celle-ci n’a pas donné lieu à des tensions particulières dans le clergé ou chez les fidèles lors de sa réalisation effective en 1954-1955. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle n’a pas suscité à notre connaissance de travaux historiques spécifiques.
Ces deux épisodes quasiment contemporains l’un de l’autre montrent cependant de façon assez claire et assez neuve que l’investissement de l’Église dans la ville passe également par une action sur le territoire urbain, entendu comme espace vécu, pensé et aménagé. L’urbanisation est un phénomène dynamique, mouvant, diffus, plus difficile à maîtriser parce que ne relevant pas du seul cadre religieux. Il est aussi plus inconfortable sur le plan intellectuel car il doit mobiliser un vocabulaire géographique. Dans cet espace urbain vit une population que l’enquête de pratique considère comme groupe social, avec ses variables démographiques et sociologiques propres. Le discours tenu est moins celui de la désolation que celui de l’expertise, à propos d’un objet - les paroissiens - dont l’existence, le profil sociologique et les logiques de mobilité paroissiale ne vont plus de soi.
Cette modification classique de limites entre deux diocèses montre certes une mobilisation de l’Église locale sur le thème de la « défense religieuse », dont les efforts portent principalement sur des marges menacées par l’athéisme communiste. Mais la sauvegarde d’une capacité d’influence dans les banlieues ouvrières renvoie aussi à des enjeux plus vastes qui dépassent les seuls catholiques. Les interrogations chrétiennes portent sur la définition même de la ville : quels outils statistiques faut-il créer pour diagnostiquer la réalité des villes ? La ville a-t-elle encore du sens dans son étalement, sa densification, ses mobilités croissantes ? Qu’est-ce qui fait l’essence de la ville ? Sur ce terrain s’inventent des pratiques catholiques qui participent par conséquent à la prise de conscience d’une urbanisation croissante de la société française.
La table des matières se compose comme suit : « I. Les quartiers (Corps de la Cité ; zone centre-ville et zone urbaine ; proche banlieue ; grande banlieue). II. Les activités dominantes (population active ; vie industrielle ; activité commerciale ; tourisme ; université). III. Les équipements (administratifs ; d’enseignement et de culture ; loisirs ; équipements sanitaires ; équipement cultuel catholique. IV. Les tendances (psychologiques ; politiques ; religieuses par quartiers) ».
AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, « supplique adressée à Rome ».