1. Une sociologie proche de la doctrine sociale de l’Église

En dehors des sessions de formation à l’enquête Lebret organisées à La Tourette par EH, il existe aux Facultés catholiques de Lyon des enseignements de sociologie, mais en marge de la Faculté de Philosophie.

Cet état de fait n’est pas propre à l’enseignement catholique. Il renvoie à l’échec de la sociologie durkheimienne à se constituer comme discipline universitaire autonome en France dans l’entre-deux-guerres⁶⁵³. À la fin des années 1930, un cours intitulé « Morale et sociologie », classé dans les « disciplines spéciales » de la Faculté de Philosophie, est assuré par le doyen Jolivet. Cet enseignement porte sur « la vie économique » en 1937-1938, sur « la notion de valeur, la justice, l'origine de la religion » en 1938-1939⁶⁵⁴. Il s’agit de la préparation au « certificat de morale et de sociologie » créé en 1920 dans les Facultés de philosophie françaises, qui reste pendant près de quarante ans la seule attestation universitaire de la discipline. Après guerre, ce cours est maintenu dans son intitulé mais comporte des questions tournantes sur deux ans. Quelques-unes de ces questions traitent directement de la sociologie en tant que discipline, mais il est difficile de savoir précisément la place qui leur est réservée tant elles sont « noyées » dans un ensemble plus général qui croise des approches à la fois philosophiques, morales et politiques⁶⁵⁵. Le philosophe Joseph Vialatoux est pendant quelques années chargé d’un cours à la Faculté de Lettres intitulé « Questions spéciales de sociologie » - en plus d’un cours sur les « Questions spéciales de morale » - dont il est difficile là encore d’apprécier le contenu⁶⁵⁶. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’enseignement de la sociologie reste encastré dans celui de la philosophie. La sociologie d’enquête, contrairement à d’autres pays aux contextes scientifiques et institutionnels différents, n’est pas parvenue à s’imposer, y compris dans les universités d’État⁶⁵⁷.

En 1944 est créé à Lyon un « Institut social » qui dépend de la Faculté catholique de Droit⁶⁵⁸. Emmanuel Gounot, doyen de la même Faculté, en est le directeur. Il est secondé par le président de la Chronique sociale, Joseph Folliet, qui exerce la charge de secrétaire général de l’Institut. À destination des « étudiants des diverses facultés qui veulent se préparer à participer activement à la reconstruction morale et sociale de la France », l’offre se décline selon plusieurs modalités d’enseignement : à un cours d' « Introduction à l'étude du droit et des sciences sociales », destiné à familiariser les étudiants avec les notions fondamentales de l'économie politique et les diverses techniques juridiques, s’ajoute une série de conférences sur des problèmes d’actualité de la vie sociale, économique et politique. Un cours de « sociologie chrétienne » comporte, « d'après les enseignements des grandes encycliques pontificales, une étude critique des divers systèmes contemporains et un exposé d'ensemble de la doctrine sociale de l'Église »⁶⁵⁹. C’est Joseph Folliet qui dispense cet enseignement apparemment couru par les étudiants, les séminaristes et les militants d’Action catholique⁶⁶⁰.

Ces cours consistent donc en une initiation à l’enseignement social de l’Église, non en une approche de la sociologie en tant que discipline⁶⁶¹. De plus, l’enseignement de Joseph Folliet est généraliste, cherchant dans les encycliques pontificales ce qui peut éclairer les consciences chrétiennes dans la compréhension de quelques thèmes d’actualité⁶⁶². Seules des « enquêtes » proposées aux étudiants dans le cadre du Foyer d’études sociales du même Institut pourraient laisser deviner une sociologie moins abstraite et plus empirique. Mais celles-ci, apparentées à des « visites » dans les établissements industriels, les grandes institutions ou les Œuvres du diocèse, relèvent davantage de la tradition d’Action catholique ou leplaysienne⁶⁶³. Sur cet Institut social se greffent les conférences publiques de l' « Enseignement social catholique du Cercle Marius Gonin », créé par le Secrétariat social du Sud-Est pour rendre hommage au fondateur des Semaines Sociales. Mais là encore, les thèmes portent sur la doctrine sociale de l’Église, non sur les méthodes ou les outils de sociologie religieuse⁶⁶⁴.

Jusqu’à la rentrée universitaire de 1954, il n’est donc pas proposé à Lyon d’initiation à l’enquête sociologique ou aux statistiques telle que l’encourage le chanoine Boulard. À vrai dire, il n’y a là rien de surprenant : à la date où se créé l’Institut social aux Facultés catholiques rue du Plat, la chaire qu’occupe au Collège de France Maurice Halbwachs, disciple d’Émile Durkheim, s’appelle « Psychologie collective » et non « Sociologie ». La fondation de la sociologie comme discipline universitaire débute en France seulement en 1946, avec la création autour du Centre d’études sociologiques au sein du CNRS et le rôle décisif que joue Georges Friedmann entre 1948 et 1951 en attribuant à ses disciples de vastes domaines d’investigation. Les grandes enquêtes par questionnaire, qu’il faut rapprocher des bulletins utilisés pour les recensements religieux au même moment, commencent alors seulement à se généraliser au sein de l’Institut français d’opinion publique (IFOP), de l’INED et de l’INSEE. Une licence de sociologie n’est créée à la Sorbonne qu’en avril 1958 et n’essaime dans les autres grandes villes universitaires françaises (dont Lyon) que dans la première moitié des années 1960⁶⁶⁵. Il ne faudrait pas donc imputer aux Facultés catholiques un quelconque retard sur l’enseignement de la sociologie dans les universités d’État au début des années 1950. Au contraire : la création de l’Institut social, puis de l’Institut de Sociologie témoignent d’un intérêt et d’une participation des catholiques lyonnais à la phase d’institutionnalisation de la sociologie dans l’enseignement supérieur français.