Si la création d’un Institut de sociologie en 1954 marque un tournant, il ne faut pas pour autant imaginer une rupture radicale. Plusieurs éléments montrent une « acclimatation » de la sociologie religieuse au sein des Facultés catholiques à partir de la rentrée 1951.
En premier lieu, la présentation du cours de sociologie générale proposé dans le cadre de l’Institut social pour cette année-là diffère sensiblement de la première version citée plus haut : à « une étude critique des divers systèmes contemporains et un exposé d'ensemble de la doctrine sociale de l'Église »666 à la lumière des encycliques pontificales se substitue « une étude de diverses manifestations de la vie sociale, particulièrement des phénomènes collectifs propres à notre époque, ainsi que de leurs relations avec le christianisme, afin d'en dégagerlesprincipes généraux d'une sociologie chrétienne »667. En accordant désormais une place de choix à une phénoménologie et en constituant la méthode déductive comme approche légitime, une voie s’ouvre pour un enseignement de sociologie religieuse qui prend appui sur le monde profane. Il ne faut pas surinterpréter les sources et généraliser abusivement à partir d’un document isolé. Le « rempart » (Étienne Fouilloux) de la philosophie thomiste, faite de méthodes inductives, de spéculation scolastique et de commentaire des auctoritates est une réalité bien ancrée dans l’Église de ce temps. Il reste que la coïncidence avec la crise dite de la « nouvelle théologie » au même moment mérite d’être signalée668.
D’autre part, Jean Labbens est pour la première fois chargé de cours à la Faculté catholique de Philosophie en cette rentrée 1951. Il y enseigne l’histoire de la philosophie médiévale (conformément à son sujet de thèse) mais aussi la sociologie (intitulé du cours). Ce cours est également assuré à la Faculté des Lettres dans le cadre des questions tournantes de « morale et sociologie » citées plus haut, pour lesquelles Joseph Vialatoux n’assure plus désormais que l’enseignement de la partie « Morale »669. A la rentrée 1952, un enseignement spécifiquement intitulé « Sociologie religieuse » apparaît pour la première fois. Il est décrit dans le Guide de l’Étudiant comme « un cours hebdomadaire, auquel se substitue, la dernière semaine du mois, un séminaire où prennent part à la discussion des étudiants et les personnes engagées dans la recherche de sociologie religieuse. La documentation, tant française qu'étrangère, est en cours de constitution »670. Cette brève présentation appelle plusieurs remarques. D’abord, les enseignants en charge de ce cours se préoccupent de se doter d’outils de travail et d’un fonds bibliographique qui, s’ils sont « en cours de constitution », étaient donc absents de la bibliothèque des Facultés catholiques. Le caractère inédit de ce nouveau champ d’étude est par conséquent à la fois une réalité et un sentiment partagé par ses principaux animateurs.
D’autre part, la forme de séminaire n’est pas courante dans les Facultés catholiques au début des années 1950. Elle ne correspond pas au modèle largement dominant d’un enseignement magistral assuré par un clerc patenté dispensant un savoir autorisé. La circulation de la parole et la confrontation des points de vue qu’elle provoque sont une originalité qui mérite d’être soulignée. En outre, la sociologie religieuse n’est pas envisagée comme l’apanage d’un cercle restreint d’ecclésiastiques, mais comme une discipline qui peut s’enrichir plus largement de « personnes engagées dans la recherche de sociologie religieuse », ce qui inclurait - la suite montre que cette hypothèse a sa pertinence - des chercheursqui ne soient pas nécessairement catholiques.
Enfin, il faut souligner la volonté d’ouvrir la recherche sur des perspectives internationales (« documentation tant française qu’étrangère »). Il n’a pas été possible de déterminer les modalités d’acquisition (qui est chargé des acquisitions et à quelle date ?) du fonds de sociologie religieuse présent dans le catalogue actuel de la bibliothèque des Facultés catholiques671. Cependant, un exemple peut donner une idée de la démarche. Il s’agit d’un article déjà évoqué, co-écrit en 1951 par Jean Labbens et E.K. Francis, et conservé à la bibliothèque des Facultés catholiques672. Comme l’indique Labbens en introduction, ce papier se veut un résumé des convictions énoncées par le second, professeur de sociologie à l’Université Notre-Dame d’Indiana (États-Unis), lors d’un colloque de l’American Catholic Sociological Society qui s’est tenu à Chicago en décembre 1950. L’origine de l’article et les modalités de sa publication sont un premier témoignage de la volonté de ne pas s’en tenir à une sociologie religieuse franco-française : Jean Labbens collabore avec un chercheur américain et publie en anglais dans une revue belge. Mais le contenu de la communication est également significatif d’un appel au décloisonnement : « French Catholic sociologists seem to have grasped this [the danger of intellectual isolation]; Professor Le Bras' school has not developed in an exclusively Catholic environment, although the majority of his helpers and pupils are of that faith. From the fact that it undertook empirical research into French Catholicism, his team was open to the consideration and the collaboration of other scientists and researchers »673. Les travaux de l’École de Chicago en particulier intéressent Jean Labbens, comme elles influencent fortement les analyses de François Houtart à Bruxelles en ce début des années 1950674.
Annuaire et Livret de l'Étudiant, 1950-1951, Facultés catholiques de Lyon, p. 51 et suivantes.
Annuaire et Livret de l'Étudiant, 1951-1952, Facultés catholiques de Lyon, p. 54.
Sur cette question, voir Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté…, op. cit.; « "Nouvelle théologie" et théologie nouvelle, 1930-1960 », dans L’histoire religieuse en France et en Espagne…, op. cit., p. 411-425.
Annuaire et Livret de l'Étudiant, 1951-1952, Facultés catholiques de Lyon, p. 38 et 67.
Annuaire et Livret de l'Étudiant, 1952-1953, Facultés catholiques de Lyon, p. 42.
À titre d’indication seulement, une brève recherche à partir de mots-clés a été entreprise à partir du catalogue actuel de la bibliothèque. La bibliothèque actuelle possède vingt-neuf ouvrages ou articles publiés en anglais et en allemand avant l960 (pour caractériser les débuts de l’Institut de sociologie) comprenant dans leur titre les termes « sociology », « sociological », « sociologist » , « Soziologie », « Soziologe » ou « Soziologist ».
Jean Labbens and E.K. Francis, « Suggestions to American Catholic Sociologists for a Scheme of Research », Lumen Vitae, vol. IV, 1951, Centre international d’études de la formation religieuse, Bruxelles, p. 159-165.
Jean Labbens and E.K. Francis, « Suggestions to American Catholic Sociologists… », op. cit., p. 163.
Olivier Chatelan, « La migration comme modèle de compréhension de la ville… », op. cit.