La question des églises nouvelles dans l’agglomération lyonnaise est à situer dans le prolongement des efforts d’expertise urbaine qui viennent d’être évoqués. La construction de lieux de culte dans les quartiers neufs intervient à la suite du recensement religieux de mars 1954 et renforce un maillage paroissial déjà enrichi par l’annexion de l’archiprêtré de Villeurbanne. La continuité n’est cependant pas totale : l’évêque auxiliaire Mgr Claude Dupuy, à la fois coresponsable de l’enquête de pratique dominicale et fondateur de l’Office diocésain des paroisses nouvelles, quitte Lyon pour Albi dès 1961 ; Jean Labbens prend ses distances physiquement et professionnellement avec l’Église de Lyon à la fin des années 1950. Les hommes à la tête de l’ODPN au cours des années 1960 ne sont donc pas ceux qui avaient prôné et développé la sociologie urbaine et religieuse dans la décennie précédente.
La planification, la coordination et la mise en œuvre des chantiers diocésains répondent par conséquent également à leur propre logique, qui est celle d’un aménagement du territoire à comprendre comme l’équivalent des dispositifs mis en place par l’État à la même époque pour équiper et équilibrer l’espace français. Mutatis mutandis, il y a dans les deux cas la même volonté institutionnelle de concilier universalisme et périphéries, la même prétention à peser sur les logiques spatiales et à fabriquer du territoire, la même obsession à ne pas se laisser dépasser par des événements extérieurs (urbanisation, aléas du marché foncier, creusement d’inégalités territoriales) qui nuisent à la cohérence et à l’équilibre des populations dans leur espace. Dans l’Église comme dans les organes ministériels et locaux en charge de cette question, un volontarisme aux allures démiurgiques se traduit par l’adoption de stratégies qui visent à rattraper ou compenser des faiblesses dans l’équipement structurel du pays. C’est à l’étude de ces stratégies que cette deuxième partie invite à présent, par le biais d’abord de trois interrogations en apparence simples : pourquoi l’Archevêché de Lyon construit-il de nouvelles églises entre 1957 et 1975 (chapitre 6) ? Où ces lieux de culte sont-ils implantés dans l’espace urbain (chapitre 7) ? Comment l’Archevêché a-t-il mobilisé des ressources financières pour payer ce patrimoine foncier et immobilier (chapitre 8) ? Il s’agit de mettre à l’épreuve l’idée sans doute trop simple selon laquelle les chantiers diocésains ont été mis en œuvre pour s’adapter à l’urbanisation, dans les seuls grands ensembles et avec pour unique ressource la générosité des fidèles. Le cas de l’agglomération lyonnaise montre que la réalité est plus complexe, ce que tentera de récapituler dans un dernier chapitre un exemple local où se croisent plusieurs des enjeux mis au jour (chapitre 9).
Il va de soi que les stratégies déployées par l’ODPN n’ont pas toujours donné sur le terrain les résultats escomptés. Si par conséquent la parole des acteurs sera une nouvelle fois valorisée pour comprendre les intentions et le positionnement théorique des responsables diocésains, l’analyse de ce qui a été effectif ne sera pas négligée. Les faits positifs permettent de donner la mesure des écarts et des résistances de toutes natures : physiques, spatiales, humaines. Non pas dans le but de juger de la véracité des discours de l’autorité diocésaine, mais pour rendre compte de la complexité et de la diversité des logiques qui ont prévalu autour de l’équipement religieux d’une grande agglomération.
Au total, quarante et une églises nouvelles (hors chapelles privées ou dépendant du clergé régulier) ont été construites dans l’archidiaconé Saint-Jean au cours de la période876. À notre connaissance, le recensement systématique des nouvelles églises dans l’agglomération lyonnaise n’avait pas encore fait l’objet d’une recherche de nature historique pour les Trente Glorieuses877. Bien que l’étude de leur localisation soit proposée dans le chapitre 7, il a paru utile de donner dès l’introduction à cette deuxième partie la liste de ces nouveaux lieux de culte (Fig. 7)878.
Ces chantiers diocésains représentent un effort titanesque pour le diocèse. Or, l’Église diocésaine n’est pas seule dans l’aménagement urbain. La position relative qui en résulte est le contraire d’une situation de monopole dans la gestion des chantiers, ce qui place l’autorité religieuse dans un inconfort certain : elle doit composer, négocier, accepter une part d’incertitude, se livrer, au sens où ses projets de construction sont rendus publics, discutés par d’autres qu’elle, voire contestés.
La question des églises nouvelles peut être lue en somme, du point de vue de l’Église de Lyon, comme une démarche de projet par excellence. Les chantiers diocésains sont la mise en œuvre d’une anticipation, laquelle est toujours aléatoire dans le sens où ce que l’Archevêché cherche à mettre en œuvre se trouvera contrarié selon toute vraisemblance par l'irruption de l'imprévu. L'ambiguïté du futur vient donc de ce qu'il est tout à la fois gros du présent et du passé, et en même temps radicalement différent d'eux : l’inédit qui advient dans l’urbanisation ou dans le jeu des acteurs de l’aménagement déjoue au moins partiellement les prévisions de l’ODPN. C’est cette indétermination partielle, caractéristique de la modernité, qui rend justement problématique et angoissant l’idée de projet879. L’Église doit donc faire preuve d’intelligence, c’est-à-dire adopter une activité de détour qui consiste ici à penser de l’amont à l’aval toutes les modalités (pourquoi ? où ? comment ?) de la mise en œuvre des chantiers880. L’objectif est d’éviter de subir, dans un avenir plus ou moins proche, des situations non désirées, synonymes d’une dépendance qui s’avèrera peut-être insoutenable à l’égard du monde tel qu’il est devenu. Ce qui donne à la question des églises nouvelles une acuité particulière est par conséquent cette détermination à inscrire dans le réel un ordre maîtrisé tout en s’accommodant des écarts : la part d’improvisation qui en résulte conduit à des tâtonnements et à une reconnaissance au moins partielle d’une autonomie de la pratique qui contribuent à banaliser l’Église comme acteur dans la sphère sociale et ce, bien que la question des lieux de culte lui soit spécifique.
Dans la nouvelle édition de l’Histoire de Lyon des origines à nos jours (2007), Christian Ponson écrit que « c’est au total une dizaine d’églises qui se construit dans l’agglomération lyonnaise entre 1960 et 1975 ». Peut-être s’en est-il tenu à un espace urbain bien moins étendu que l’archidiaconé Saint-Jean (Christian Ponson, « Effacement et retour des religions sur la scène publique », dans André Pelletier, Jacques Rossiaud, Françoise Bayard et Pierre Cayez (dir.), Histoire de Lyon des origines à nos jours, Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 2007, chap. 11, p. 900-927, citation p. 909).
Le seul travail universitaire portant sur l’ensemble des églises nouvelles de l’agglomération est le Travail Personnel de Fin d’Études (TPFE) de Raphaël Morel intitulé Une « maison d’église » pour le XXI ème siècle et réalisé en 1998 dans le cadre de l’obtention du diplôme d’architecte (DPLG). Cette étude, découverte très récemment, propose en particulier un recensement des églises construites après 1945 dans l’agglomération. Ce mémoire a confirmé nos propres investigations et recoupements à partir des fonds d’archives diocésains pour l’établissement de la liste des églises nouvelles.
L’annexe 2 en fin de volume présente synthétiquement chaque église nouvelle.
Voir l’analyse stimulante de Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, Paris, PUF, 2005 (1990 pour la première édition), en particulier p. 54-76.
Il n’est pas inutile d’indiquer que l’administration des PTT est soumise aux mêmes types de contraintes au cours de la période, la croissance urbaine ayant des effets importants sur la pratique professionnelle des facteurs (distribution du courrier rendue plus complexe dans les grands ensembles, inscription territoriale des agents, construction de nouveaux bureaux de poste). Voir Marie Cartier, « Le travail de facteur dans les villes en extension de la région parisienne des années 1950 aux année 1970 », Histoire et sociétés, 22, juin 2007, p. 48-63.