Entre la fin des années 1930 et les premières années de la Reconstruction, la paroisse urbaine traditionnelle est l’objet d’une remise en cause qui montre que la construction de nouveaux lieux de culte après-guerre n’était pas une politique naturelle886. L’Action catholique, notamment spécialisée, concurrence la paroisse dans l’évangélisation des masses, bien qu’il n’y ait pas de volonté de nuire et quand bien même les sections de l’Action catholique se nourrissent largement du réseau classique des œuvres.
Trois facteurs peuvent expliquent les tensions. L’Action catholique spécialisée tend à devenir dans certains cas « une simple excroissance du dispositif paroissial » (Étienne Fouilloux), parce qu’elle attire à elle des militants qui vivifiaient auparavant les patronages. D’autre part, ce sont les mouvements nationaux, et non les paroisses, qui déterminent l’action de la JOC ou de la JIC au plan local. Enfin, la spécialisation issue par définition du principe de « l’apostolat du semblable par le semblable » nie l’ecclésiologie unifiante de la paroisse en durcissant les milieux sociaux. Dès lors, même si par principe l’expansion de l’Action catholique spécialisée agit dans la continuité de la paroisse en complémentarité avec le travail d’évangélisation du curé, le succès, la relative autonomie et l’efficacité de ces mouvements posent la question de la place de la paroisse, en particulier dans les espaces urbains marqués par une forte présence ouvrière.
L’épisode de la guerre et la communauté d’expériences traumatisantes qu’elle a suscitée entre une partie du clergé et les masses font passer certains responsables ecclésiaux du doute au constat avéré : la paroisse, trop repliée sur elle-même, est incapable d’avoir prise sur les milieux qui l’entourent. C’est la thèse défendue par l’ouvrage La France, pays de mission ? des abbés Henri Godin et Yvan Daniel, qui connaît un immense succès auprès du clergé après sa publication en 1943. La structure paroissiale traditionnelle comme l’Action catholique spécialisée ne suffisent plus à combler l’écart entre l’Église et les masses. Il faut leur substituer la mission, maître mot de cette période riche d’expériences nouvelles déjà évoquées dans le premier chapitre. Bien que la réception par le clergé de l’ouvrage de Godin et Daniel soit peu connue, des prêtres se signalent par leur défense de la paroisse urbaine traditionnelle887.
Pourtant ces expériences novatrices n’excluent pas nécessairement la paroisse : celle-ci, à condition de redéfinir son projet pastoral et ses moyens d’action, peut devenir une véritable « communauté missionnaire » pour reprendre le titre éponyme de l’ouvrage de Georges Michonneau, curé du Sacré-Coeur du Petit-Colombes. À Lyon, les fondateurs de la paroisse de Notre-Dame-Saint-Alban dans le quartier ouvrier du Transvaal, au sud-est de la commune, sont animés d’une même intention missionnaire dès les années 1920888. En 1946, le Congrès de l’Union des Œuvres réuni à Besançon encourage les paroisses à opter pour un esprit missionnaire mais les appelle dans le même temps, dans une logique de compromis, à travailler en liaison étroite avec les militants d’Action catholique889.
Dans le diocèse de Lyon, la Semaine religieuse se fait l’écho de ces débats en mars 1947. L’urbanisation y est présentée comme un phénomène majeur, car c’est « la constitution de vastes agglomérations urbaines » qui appelle un renouvellement de la paroisse890. Or, cette régénération par la mission n’entraîne pas nécessairement la création de nouvelles églises. Le texte évoque les efforts de concertation à mettre en œuvre au sein de la paroisse, l’attention que l’Église doit porter aux medias (presse écrite, radio) ou encore la formation que doivent recevoir les laïcs pour pouvoir jouer un rôle actif dans les quartiers ouvriers. Mais la construction de nouveaux lieux de culte ne va visiblement pas de soi à cette date pour les autorités religieuses, l’essentiel étant d’insuffler un sens missionnaire dans les paroisses déjà existantes.
Au début des années 1950, il s’en faut donc de beaucoup que la construction d’églises nouvelles soit une priorité. Les débuts de la sociologie religieuse, le développement des enquêtes de pratique dominicale dans de nombreux diocèses et la question du progressisme chrétien occupent les esprits. Un point de repère commode sur la question au milieu des années 1950 est l’ouvrage Construire des églises que publie Paul Winninger en 1957891.
Étienne Fouilloux, Les chrétiens français entre crise et libération, 1937-1947, Paris, Seuil, 1997, en particulier p. 147-160 (chapitre 9: « La paroisse urbaine française entre tradition et mission »).
Voir l’analyse que fait Étienne Fouilloux de la « lettre ouverte » de l’abbé Audouin, curé de la paroisse populaire de Saint-Ambroise dans le 11ème arrondissement de Paris (Étienne Fouilloux, Les chrétiens français…, op. cit., p. 154-156).
Natalie Malabre, Le religieux dans la ville du premier vingtième siècle…, op. cit.
Points 1, 2 et 5 des conclusions du Congrès, publiés dans Paroisse, chrétienté communautaire et missionnaire, Paris, Union des Œuvres catholiques de France, 1946, p. 289-290 (cités par Étienne Fouilloux, Les chrétiens français…, op. cit., p. 159p).
« Billet spirituel. "Évangéliser les autres cités" », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 7 mars 1947.
Paul Winninger, Construire des églises. Les dimensions des paroisses et les contradictions de l’apostolat dans les villes, Paris, Cerf, 1957.